Grand Frère (2017) – Mahir Guven

Petit Frère veut grandir trop vite

A quoi reconnaît-on un grand livre ? Pour moi, c’est à la fréquence à laquelle j’y pense dans la journée, l’impression de vivre avec les personnages et de m’y attacher, mais aussi à la difficulté que j’éprouve à le refermer, une fois parvenue à la dernière page. J’ai atteint ce matin la page 264 de ce roman couronné du Prix Première, du Prix Régine Desforges et, last but not least, du Goncourt du Premier roman. (Si vous voulez mon avis, il méritait le Goncourt tout court d’ailleurs)

A la fois humble et très ambitieux, Grand Frère est pour moi ni plus ni moins qu’un futur classique de la littérature française. On se souvient de la phrase de Flaubert qui disait vouloir écrire un roman qui ne tiendrait que par son style. Bien peu y ont réussi – Mahir Guven y parvient avec une insolence, une aisance et une intensité qui ne peuvent que forcer l’admiration.

Avec Grand Frère, il fait entrer le parler des cités dans la cour des grands, lui offre ses lettres de noblesse et achève de dorer définitivement son blason. Cette langue métisse, si familière à nos oreilles, qui entrelace l’arabe à l’anglais, au verlan et à l’argot, nous dit quelque chose de la société française, celle qui – qu’elle le veuille ou non – compte dans ses rangs quelques millions de Français issus du Maghreb et du Moyen-Orient :

Taxi, c’est un métier de chien où l’on gagne pas un rond, et en plus les gens demandent d’être sympa, le Beur et l’argent du Beur, wallah.

Ils font les malins derrière leurs bureaux, zarma Silicon Valley, look faussement négligé, petit jean usé mais en fait tout neuf, tee-shirt avec des délires que personne ne connaît, petite barbe genre bûcheron mais sans les muscles ni les cojones, et esprit rebelle façon « on est contre les règles et tout »..

Les humains, ces bâtards, veulent changer les règles du jeu que Dieu leur a dictées, pour jouer aux maquereaux avec la vie. Et à la fin, ils vous facturent un tarif de moralité. Fiss da pat.

Faudrait quand même que j’apprenne à parler correctement parce que, si je dis ça à la mosquée, avec mon arabe mal appris de fils de Syrien et mon français de manouche, ils vont rien comprendre et je vais passer pour un kouffar.

La vie, c’est terrible quand on n’a pas assez de mots, il faut que les autres vous écoutent deux fois plus pour vous comprendre. Du coup, la vie coûte plus cher. Rien que le psy ou l’avocat vous facturent deux fois plus parce que vous vous expliquez avec les pieds. Eux aussi, ce sont des maquereaux. Ils sont là pour aider et soigner, mais si vous payez pas, ils vous disent avec politesse et élégance d’aller compter les nuages.

Au guichet de l’agence, j’ai inondé le mec de l’accueil avec mes incantations de banlieusard pour obtenir la liste des passagers du car arrivé hier soir. Il a commencé à faire des chichis. Genre que c’était interdit, qu’il avait pas le droit et qu’il risquait son poste. C’était un Rebeu, un blédard de quarante ans et je lui ai dit d’arrêter de faire son Français. Ça l’a calmé comme il faut, parce qu’il n’y a rien de pire que de traiter un Maghrébin de Français. Ça le renvoie à la mémoire coloniale, et il a l’impression d’imiter ses anciens oppresseurs.

Ça m’a manqué, le beurre, la confiture et la baguette Tradition, sa mère.

Grand frère est une plongée documentaire d’une vaste portée sociologique et politique puisque l’auteur place son récit dans une famille syrienne vivant en banlieue parisienne : un père chauffeur de taxi tendre et irascible, une mère montée au ciel, une grand-mère pas très en forme et deux frères, Grand Frère et Petit Frère.

Le choix de l’auteur de ne révéler leur prénom qu’à la toute fin est astucieux car il en fait ainsi des types littéraires qui universalisent le propos du livre. Mahir Guven restitue avec une vivacité et une sincérité renversantes, ce phrasé et ces expressions typiques des arabes qui les rendent si drôles et attachants.

J’ai aimé qu’en lisant, on puisse quasiment entendre les personnages parler, le rythme et la musique de leurs mots parfaitement rendus par l’impeccable flow de l’auteur, visiblement très au fait des méandres et des richesses lexicales de cette langue ô combien vivante. Mahir Guven parsème son roman de punchlines coup de poing qui font mouche et mettent le lecteur K.O en 2-2 :

Il a lu dans mon regard mes doutes et mes angoisses : Syrie, Daech, Etat islamique. Terroriste. Les mots de la peur. Plus besoin de les dire, ils étaient comme les abeilles dans l’air, on les sentait voler et piquer sans les voir. Ils se posaient sur les cerveaux en fleurs pour taxer le pistil, faire du miel et repartir dans le désert.

Éphémère comme une pipouze au feu rouge (…)

Depuis l’adolescence, on dansait avec la volaille une sorte de valse intitulée « je t’aime, moi non plus ».

Y a une autre fille. Elle me met carrément des coups de taser dans le cœur.

Cette fois, il a pris sa tête d’Omar Raddad.

A longueur de journée, mes yeux faisaient l’essuie-glace d’un petit cul à l’autre. Avec des lunettes de soleil, on pouvait zieuter discretos.

Quand il était parti, on aurait dit le fils de Ben Laden, n’importe quoi en bouche à longueur de journée, un cerveau aplati au fer à repasser.

Il a sauté de ma voiture vers Marx-Dormoy. Comme un agent immobilier, il avait essayé de me vendre son quartier pendant dix minutes. Un vrai truc de babtous d’aller vivre dans un quartier de camés et de vous raconter qu’ils aiment la mixité. Bref, j’aurais voulu le tchiper comme les voisins maliens de mon daron (…)

Difficile de faire un compte-rendu exhaustif de tous les thèmes que brasse et embrasse Grand Frère tant ils sont nombreux et bien ancrés dans leur époque : l’ubérisation de la société comme nouvel esclavage moderne, l’horizon bouché des blédards de banlieue, l’économie parallèle et les petits trafics qui font bouillir la marmite tant bien que mal, le tropisme syrien des gamins paumés, les mauvaises fréquentations de la Mosquée, le kebab où tous les immigrés du tierquar se retrouvent, les flics gentiment détestés, les pétards qui ennuagent l’esprit.. Avec pour point d’orgue, page 235, ce grandiose inventaire :

Les usines rouillées, les barres d’immeubles, les gueules cassées, les dents en moins, les soc en prison, les voitures volées, les courses de scooter, les barrettes d’afghan, les sachets de blanche, les barbus et leurs femmes scellées sous burqa, les imams sympas, les fils de chien, les ambiances au grec, les odeurs d’oignon, d’huile et de harissa, les nuits qui ne portent jamais conseil, les michetonneuses et les vierges de la chatte mais pas du cul, celles qui se font recoudre l’hymen avant le mariage, et puis les salopes à bracelet orange « Police », badge bleu, blanc, rouge, les poukaves, les menteurs et les camés aux yeux éclatés, même tout ça nous manquerait.

Mais le regard de Mahir Guven porte loin et aborde également des questions universelles, existentielles qui donnent à ce roman force et émotion : la famille, la filiation, la tradition, les racines, le pays d’adoption, l’éducation, la fidélité et la loyauté. Grand Frère est aussi – et peut-être surtout – un grand roman d’amour sur la fraternité. Sur cette relation amour-haine qui unit une fratrie, sur ce pot-pourri de sentiments contradictoires où se mêlent la tendresse à la colère, la connivence au ressentiment.

Jusqu’où peut-on, doit-on, être fidèle à son frère ? Dans un monde de faux-semblants et de miroirs aux alouettes, où chacun semble jouer un rôle, guidé par son propre instinct de survie, qui ment, qui croire ?

C’est mon frère, l’homme que je déteste le plus au monde. Il a lu tout ça dans mon regard. Tout ce que je veux lui dire depuis dix ans. Un sourire d’adulte s’est dessiné sur son visage. Les Vietcongs cachés derrière ses paupières ont jailli et ont coulé le long du nez, de la bouche. Pour pas que je les voie, il m’a pris dans ses bras, a posé sa tête sur mon épaule, puis m’a soufflé à l’oreille : « Merci, pardon ». C’est mon frère et je l’aime plus que tout.

J’ai aimé que Grand Frère ne soit jamais là où on l’attend, qu’il dresse des portraits subtils des personnages, tout en contrastes et nuances. Humains, trop humains sont les caractères sous la plume de Mahir Guven, toujours sur le fil, jamais totalement bons ni totalement méchants – diablement attachants et vrais, difficiles à quitter.

Fin portraitiste, l’auteur nous parle de ce daron aux pétages de plomb homériques et qui pourtant adore ses fils, de ce Grand Frère qui pute pour les flics en cherchant à protéger son cadet, de ce Petit Frère mystérieusement revenu de Syrie apeuré comme un gosse.. Roman polyphonique magistral, Grand Frère maintient intacts la tension narrative et le suspense de bout en bout, ménageant habilement les fausses pistes, installant le doute sur les motivations des personnages avec un brio ahurissant – jusqu’à un dénouement inattendu.

Avec empathie, humour et finesse, Mahir Guven livre un très grand roman, stylé et richement documenté, sur la vie en banlieue des Français issus de l’immigration, qui est aussi une bouleversante histoire d’amour filial. L’auteur, né sans nationalité de parents réfugiés (père kurde, mère turque) nous offre enfin une ode vibrante, gourmande à l’infinie variété de la langue, doublée d’une brillante réflexion sur les pouvoirs salvateurs de l’écriture :

Un mot. Un seul mot suffit. Car un mot sera toujours plus puissant qu’une idée. Il en est le véhicule. Moi j’en suis le chauffeur. Sans mots, les idées ne circulent pas. Et Dieu sait que les mots sont puissants, tellement que les idées doivent s’y soumettre. C’est dangereux, les mots. Quelques petites lettres collées les unes aux autres, ça peut vous envoyer en zonz, en enfer ou au paradis.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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