Ce crime est à moi (2021) – Philippe Ridet

C’est beau une ville enfuie

Tout finissait par périr, changer, s’oublier.

Que veut exprimer Philippe Ridet avec ce titre surprenant, qui revendique et s’approprie un meurtre comme une fierté ? Que les événements comme les lieux où nous vivons nous habitent, nous font, nous hantent. On ne sait si c’est nous qui les possédons vraiment ou l’inverse mais une chose est certaine : ils influencent notre destinée.

Mais chacun est intimement lié à elle par un réseau d’images, d’impressions, d’odeurs, de bruits. Elle fait partie de nos références mentales les plus courantes. Quoiqu’on en pense, la ville s’impose dans le tissu de nos vies. (…) Cette ville, c’est ma langue.

La singularité, le caractère exceptionnel du « crime » du titre, dans une zone si tranquille, défrayèrent alors la chronique. En 1974, une étudiante en philosophie, Martine, tue d’un coup de fusil son jeune amant volage, Didier, un maître-nageur. Philippe Ridet est alors un jeune homme qui fréquente assidûment la piscine municipale et qui voit voler en éclats la carte postale de son environnement natal. Un coup de feu qui n’en finit pas de retentir dans son existence.

Cette image du meurtre est dressée, tel un monolithe de schiste et de granit dans un désert américain de Monument Valley. Il a soustrait toute une saison de l’érosion qui aurait dû l’anéantir. L’été, me sembla-t-il, prit fin le lendemain. Je fis des jours suivants un infini déluge.

Il est des livres où les lieux sont des personnages à part entière : « Ce crime est à moi » de Philippe Ridet est de ceux-là.

Certains trouveront sans doute aisément dans quelle petite ville de province le reporter du Monde campe son récit. Pour ma part, ne connaissant pas ce coin de France, je l’ai traversé comme une commune « type » de la province française des années 70, un coin tranquille avec ses petits commerces, son troquet rempli d’habitués, une zone où tout le monde se connaît, où chacun a vu grandir les enfants des uns et des autres, où l’horizon n’est pas très vaste mais serein, proche de la famille et des amis de toujours.

Vues de Paris, toutes les villes se ressemblent. Gap, Bourg-en-Bresse, Saint-Brieuc, Sélestat, Chambéry, quelle différence ? Partout des rues désertes à 7h du soir, les cafés d’habitués qui restent ouverts pour deux poivrots, les boutiques où l’on va de génération en génération, les pâtisseries où l’on réserve les vacherins des repas de communion. Et, depuis trente ans, les mêmes boutiques franchisées.

Pourtant, c’est bien de la trajectoire du narrateur dont il est question, vue à travers le prisme d’un lieu et une époque, autant de sculpteurs de nos routes et de notre identité. Phillippe Ridet effectue un « retour au pays natal » afin de mieux comprendre pourquoi ce drame passionnel l’obsède tant. Mais ce récit introspectif ne verse dans aucun écueil nombriliste ou narcissique. L’idée est bien de cerner ses propres contours, sa petite histoire, mais prise dans la grande Histoire du monde comme il va alors. Comment la jeunesse vivait-elle, s’occupait-elle au milieu des années 70, quels étaient ses rêves, ses envies, ses tourments ? Philippe Ridet ne se contente pas de livrer une prose autobiographique, il s’attache à une véritable analyse sociologique et socio-culturelle passionnante qui jette une lumière attachante et nostalgique sur la France de l’époque. Un pays où règne une certaine paix sociale, un doux modus vivendi, qui semblent inimaginables au lecteur de 2022.

Le faits divers entre Martine et Didier, qui donne une épaisseur tragique et romanesque à cette province par trop quiète et prosaïque, sert en vérité de prétexte au narrateur pour plonger dans les réminiscences de sa vie d’alors, dans cette France qui semble à peu près aussi éloignée de nous aujourd’hui que la Renaissance. Ce qui ressort de la prose de Phillipe Ridet, c’est son caractère attachant, tendre et simple, semée ça et là de traits d’esprit pleins de douceur, au service d’un précipité de France délicieux.

L’auteur essaie de comprendre en quoi cette ville, ce temps, cette tragédie, l’ont façonné, ont concouru à faire ce qu’il est. Sa plume de journaliste est parfaitement ajustée à son sujet, à juste distance entre documentaire et tendresse du témoignage, entre neutralité et émotion.

Je ne pouvais expliquer que je m’intéressais moins à un événement qu’à sa trace, moins au caillou jeté dans l’eau qu’aux remous qu’il crée.

Affleure au fil de ces pages que l’on quitte à regret le visage de la France provinciale, typique et authentique, chaleureuse, accueillante, un peu fruste, agréable à vivre qu’elle était antan. Philippe Ridet nous parle hélas d’un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître… C’était la France des Françoise et des Brigitte, on écoutait de la musique, on chahutait entre filles et garçons, il y avait Jean Ferrat et Léon Zitrone, du rhum Negrita dans les cuisines, les motobécanes se vendaient par milliers, rivières et lacs étaient les cadres exclusifs de toute excursion, on s’achetait des vêtements faits en France dans la boutique du coin, on lisait Barthes et Genette, on faisait du vélo, on s’écrivait des courriers, le cinéma coûtait quelques francs, on avait une vie intérieure.

Ah, pas d’internet et pas de smartphones… O tempora, o mores !

En cherchant à percer les derniers mystères de Martine et de Didier, la narrateur cherche en vérité à lever le voile sur son propre destin, à en saisir les racines profondes, les moteurs.

Chaque nouvel amour nourrissait un nouveau rêve d’émancipation :

Je croyais encore, à cette époque, à la possibilité d’échapper à ma condition par la grâce des femmes.

Que reste-t-il en mémoire, des décennies après, d’une ville qu’on a aimée, connue par cœur et qui nous a tant accompagné ? Intéressant aussi ce qu’il écrit sur l’écho laissé par les années 70, celles de Woodstock, perçues comme un « Eden de permissivité » mais qui étaient beaucoup plus pudiques, traditionnelles et conservatrices qu’on le disait, en tous cas en province. Celui qui alors « rêve d’apercevoir une femme à moitié nue » écrit :

L’amour libre n’était pas notre modèle (…) Qui croit que les années soixante-dix ont été un déchaînement des sens se trompe lourdement.

Quelques détails m’ont fait sourire, en ce qu’ils font écho à ma propre vie (mais lire est toujours « se lire ») : le côté sentimental, un peu rêveur, l’expression « un crapaud sur une boîte d’allumettes » (pour désigner des motards) et le père qui part à des « réunions » secrètes (en fait : des séances franc-maçonnes).

J’ai trouvé l’approche romanesque, sociologique, presque « historique » de ce texte d’une grande richesse, n’ennuyant jamais, passionnant à tous les égards. Je n’avais aucune envie de le finir, aucune envie de sortir de cette France-là qui manque à tant d’entre nous. (Même à ceux qui ne l’ont pas connue..) Comment raconter un lieu, une époque et soi-même, au beau milieu de ce tourbillon ? L’auteur alterne les considérations sur sa vie familiale au sein d’une grande fratrie, celles sur ses amis et amours de l’époque, sur ses petits boulots, sur ce goût de l’effort qui a déserté la jeunesse actuelle. Les moments où il évoque le restaurant « Le Français » (inamovible rescapé d’une époque disparue) ou ses parents sont aussi particulièrement touchants, notamment quand il parle de son père :

Je lui ressemble malgré moi. Je me corrige prestement quand je m’en rends compte, avec le sentiment d’être pris en flagrant délit de filiation.

Il a de jolies tournures, d’une simplicité assez renversante :

Deux ans plus tôt, j’avais rencontré Françoise. Elle portait, l’été, une robe à fleurs et des lunettes de soleil rondes aux verres bleus et, l’hiver, un duffle-coat rouge où s’accrochaient parfois des flocons de neige.

Le chapitre qui s’attache au procès de Martine est également très intéressant et l’on voit bien la difficulté, tout humaine, de juger si la jeune femme a agi sous l’impulsion ou si le crime était prémédité. J’ai également goûté les extraits des chroniques judiciaires, si bien tournées, de Pierre Mérindol, reporter au Progrès.

Martine (vingt ans) prend au tragique son amour de vacances et tue Didier (vingt-quatre ans), le Don Juan des piscines. Pour Didier, le jeune maître-nageur, sa liaison avec Martine était un amour sans lendemain. Il ne pensait hélas ! pas si bien dire. Plutôt que de le perdre, elle a choisi de le tuer. Le drame, qui mettait fin ainsi à un amour de vacances, s’est déroulé à huis clos, samedi au crépuscule, dans la calme cité des Vennes où Didier habitait un petit studio dans un pavillon dont la banalité se cache derrière un épais rideau de troènes où courent des liserons.

Comme il le résume très bien à la fin de son billet : « Comment sanctionner l’absurde ? », est-ce un drame ordinaire de la jalousie ou un geste romanesque longuement mûri ? « Qui de l’amour inconditionnel ou de l’orgueil blessé avait armé son bras ? »

La question reste à jamais ouverte.

Passionnants aussi, ce voyage retour du narrateur dans sa ville en 2019 et son passage à la piscine devenue « Carré d’eau » aux multiples activités saturant l’espace nautique. Il dira :

Pour un ancien usager du vieux centre nautique, ce qui l’avait remplacé au début des années 2000, était une forme d’anéantissement de l’idée de piscine, sa pulvérisation.

L’architecture a accompagné la mue de la société : l’humain doit sans cesse être désennuyé, accaparé, se voir offrir du ludique pour passer le temps. Donnant lieu et naissance à des individus blasés et déjà tristes.

Alors que les cafés étaient devenus chers, que le cinéma ne les attirait plus, qu’ils écoutaient de la musique chacun dans son casque, les « ados », interrogés sur leurs attentes en matière d’équipements, répondaient toboggans, bassins à vagues, bains à remous. N’importe quoi pour être distraits de cette solitude qui, au bout du compte, les laissait amers.

L’esprit sportif initial a totalement disparu. Le maître-nageur est devenu un « surveillant aquatique » sous l’effet de cette « fièvre de la modernisation » et d’une « conception tayloriste, fragmentaire », qui transforment tout, hommes et paysages. Chaque activité se voit attribuer un espace. Rien n’est plus laissé au hasard de l’hésitation. Pourtant, à l’émotion que l’on ressent, à la corde sensible qui vibre à l’évocation de cette douce France, on voit bien que les braises du souvenir, même inconscient, sont encore chaudes. Un roman qui m’a fait penser à la France (éternelle !) narrée par Gautier Battistella dans son « Chef« .

Mutatis, mutatandis…

Il se dégage de ces pages quelque chose de charmant comme une bolée douce-amère d’archives de l’INA. Philippe Ridet parvient à capter l’essence, le cœur battant de cette province de France des années 70 avec une sincérité émouvante qui ira droit au cœur de tout lecteur un tant soit peu patriote. Il dresse un portait fascinant des mobilités et déterminismes sociaux, mais surtout des métamorphoses de la ville, sous les coups de boutoir de la « modernité » et du « progrès ». Des pages qui redonnent aussi vie à des silhouettes trop vite disparues dans le maelström de l’Histoire. Des pages qui donnent furieusement envie d’être antimoderne et de remonter le temps. Non, Phillipe Ridet, ce n’est pas « ridicule de s’intéresser à ce point à des choses du passé », au contraire, car comme le dit Nietzsche : « Le futur appartient à celui qui a la plus longue mémoire. »

Passionnant et très émouvant : adoré.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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