Cent ans de solitude (1967) – Gabriel Garcia Marquez

La saga des Buendia

(…) car il était dit que la cité des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et bannie de la mémoire des hommes à l’instant où Aureliano Babilonia achèverait de déchiffrer les parchemins, et que tout ce qui y était écrit demeurait depuis toujours et resterait à jamais irrépétible, car aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n’était pas donné de seconde chance.

Sur ces mots s’achève le chef d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez paru en 1967 et qui le consacra définitivement à la face monde entier. Un roman-fleuve, un roman-monstre, que j’ai refermé après un autre roman-géant (qui lui ressemble d’ailleurs à bien des égards) et qui m’a laissée pantoise. Mélange d’admiration, de fatigue, de confusion – de tristesse aussi.

J’avais lu « Cent ans de solitude » à l’âge de 16 ans, et j’en avais gardé peu de souvenirs si ce n’est qu’il m’avait fait entrer de plain-pied en littérature comme on débarque dans un pays inconnu pour y poser définitivement ses valises. Je relis ce texte incomparable à l’âge de 38 ans, devenue mère, la vie ayant défilé sur mes années, pour les besoins d’un concours. Et je ne vais désormais plus l’oublier.

Je conseille à toute personne qui entre en territoire Buendia de dessiner au fil de la lecture l’arbre généalogique des sept générations qui vont nous être présentées sur plus de 430 pages, car s’il est bien un détail complexe dans ce texte, c’est bien que beaucoup de personnages portent le même prénom (José Arcadio ou Aureliano). Et que ce livre est un véritable labyrinthe dans lequel vont et viennent grands-parents, neveux, cousins et enfants dans une folle sarabande dans laquelle il est bien difficile, avouons-le, de se retrouver.

Mais tout cela a bien un sens et symbolise la boucle perpétuelle des générations, l’héritage karmique qui bégaie de l’une à l’autre et offre à tous les personnages des caractéristiques communes qui en font des copies plus ou moins lointaines de leurs aïeux et aïeuls.

Ainsi, tous les personnages du texte, comme le prédit déjà le titre, ressentent une solitude extrême, même dans les moments où celle-ci est parfaitement anachronique, à commencer par les relations sexuelles (les personnages sont souvent pris, alors, d’un vertige, d’une angoisse, d’une envie de pleurer avant le coït, qui m’a fait penser à la phrase de Lacan « Il n’y a pas de rapport sexuel »). Tous les « Aureliano » du roman ont également le même air questionneur et les mêmes yeux ouverts dès leur naissance : tous les descendants de la famille Buendia ont un (ou plusieurs) dénominateur commun.

Tout commence avec José Arcadio Buendia et Ursula Iguaran, à la genèse de la lignée familiale et pionniers du village de Macondo, théâtre exclusif du récit.

L’ardent désir de connaître les merveilles du monde

José Arcadio Buendia est un explorateur et inventeur-né qui, aux côtés des gitans qui passent fréquemment au village, s’intéresse à toutes les découvertes et les innovations avec une curiosité insatiable, fasciné par les « trésors de l’imagination », passion qu’il lèguera en partie à certains de ses descendants. Il se lie d’une indéfectible amitié avec le gitan Melquiades, un étrange personnage, entre le sorcier et le magicien qui, s’il quitte rapidement le récit, n’en est pas moins l’un des éléments cruciaux (nous le comprendrons à la toute fin).

J’ai aimé la manière pleine de couleurs dont le romancier « enjambe » les mondes de sa plume, fait de Melquiades un homme qui a voyagé partout, des déserts d’Afrique aux plages extrême-orientales, dans un festival fantaisiste où il est impossible de démêler la fiction (ou la mythomanie) de la réalité vécue, constante de « Cent ans de solitude ».

C’est également ce flou artistique qui fonde les caractères du « réalisme magique », « inventé » par Garcia Marquez et qui ouvre la communication entre les mondes, visible et invisible. Ainsi de l’apparition fréquente des rêves prémonitoires ou des morts sous forme de fantômes qui communiquent avec les vivants, une présence dont ces derniers ne s’étonnent jamais (Prudencio Aguilar, Melquiades…).

Emmenés par José Arcadio Buendia, les hommes de Macondo vont partir en expédition explorer les alentours afin de mieux comprendre leur environnement et ses richesses, en vrais défricheurs de jungle. Chaque événement est prodige, miracle, mystère. Il faut voir l’émerveillement de José Arcadio Buendia et des siens quand on leur présente un bloc de glace, chose inouïe.

En parallèle de cet sorte « d’âge d’or » à la poursuite du « monde extraordinaire », l’Histoire poursuit sa course folle et bientôt arrivera le monde politique, les guerres, le « progrès » industriel et mille changements qui font du roman un univers sur le point de basculer dans la modernité.

Ursula est quant à elle une matriarche verticale qui tient de main de maître(sse) sa grande maison (« topos » principal du texte), gère les récoltes et les ouvriers – elle est le personnage central du roman, la colonne vertébrale romanesque autant que familiale du récit. Le couple a trois enfants qui connaîtront des destinées aussi variées que chaotiques : José Arcadio (qui désertera bientôt Macondo pour suivre les gitans), le futur colonel Aureliano (personnage très important de l’histoire – la grande comme la « petite ») et Amaranta.

La famille Buendia va traverser un siècle complet durant lequel se succéderont épisodes tragiques (perte de mémoire, épidémie d’insomnie, puis fléau « biblique » de la pluie continue pendant 4 ans), temps guerriers, moments parfois florissants, nombreuses naissances (parfois consanguines et maudites, jamais fruits de l’amour- sauf une), irruption impromptue de personnages (comme Rebecca), folies, pauvreté, passions contrariées, mariages avortés, richesse, récoltes prolifiques, arrivée du train, culture soudaine de la banane, soubresauts politiques, exécutions et coups d’Etat.. Impossible de résumer tous les événements tant ils s’enchaînent à un rythme très soutenu (le lecteur devra s’accrocher).

Garcia Marquez a, semble-t-il, et comme plus tard Salman Rushdie, voulu embrasser toutes les dimensions, toutes les virtualités de l’existence humaine en un seul ouvrage, en insistant (et le titre le dit bien) sur le caractère incommunicable des relations, sur l’infranchissable distance entre les êtres. Sur cette déréliction existentielle de l’Homme qui naît seul, meurt seul et ne laisse qu’un souvenir qui n’est que poussière, bien vite balayé par l’Histoire. « Les enfants de minuit » comme « Cent ans de solitude » s’achèvent d’ailleurs de manière étrangement similaire.

Les enfants héritent les folies de leurs parents

À la lecture de ce roman, on comprend également que le legs familial, la psychogénéalogie ne sont pas des notions abstraites puisque plusieurs personnages présentent les mêmes tempéraments, des personnalités en écho, d’une génération à l’autre. José Arcadio aura la même passion pour le travail solitaire que le colonel Aureliano et ses poissons d’or, et c’est finalement le dernier Aureliano de la dynastie qui déchiffrera le manuscrit de Melquiades, sur lequel s’était échiné son arrière-arrière-arrière-arrière grand-père, le patriarche José Arcadio Buendia. Chez les Buendia (comme ailleurs ?) donner un prénom, c’est donner à poursuivre un destin qui a déjà été (partiellement) écrit par d’autres, dans une forme de prédestination existentielle.

Ainsi tous les fils du colonel Aureliano (dont 17 s’appelleront comme leur père !!) (lui-même « égaré dans la solitude de son immense pouvoir ») seront-ils « nantis d’un air de solitude ».

Garcia Marquez infuse également longuement son récit du thème militaire politique et guerrier, pour en souligner toute l’inanité, d’un combat à l’autre et comme la guerre détruit l’âme, fait le cœur de pierre (ainsi du très insensible colonel Aureliano que la fréquentation des batailles n’a guère rendu meilleur mais plutôt capable de condamner à mort un vieil ami). Paradoxalement, le colonel est à la fois tué à petit feu par la guerre et maintenu en vie par l’énergie de cette dernière. Pour résumer : « Quelle connerie la guerre » comme disait Prévert, avec un sens de la concision plus prononcé que le Prix Nobel de littérature sud-américain.

Le cercle vicieux de cette guerre éternelle qui le trouvait en tel et tel endroit toujours les mêmes, seulement plus vieux chaque fois, plus ravagé, plus ignorant du pourquoi, du comment, du jusques à quand.

Ursula s’occupant de son mari devenu sénile m’a encore paru un pont supplémentaire entre Garcia Marquez et Salman Rushdie, ce dernier campant aussi une Amina au chevet d’un Ahmed que la raison a déserté. Un autre encore : celui de la parole performative, de l’anathème jeté, de la prophétie auto-réalisatrice, chez l’auteur indo-britannique comme chez l’écrivain colombien (Amaranta souhaitant du mal à Remedio, Saleem à son oncle).

Toutefois, malgré le chaos, les fléaux, la mélancolie infinie qui file ce roman, malgré les destructions, les morts et les souffrances, malgré les malédictions, l’espoir et la vie renaissent cycliquement, entêtés, contre vents et marées. Le sens de la fête de José Arcadio le Second (si ma mémoire est bonne ?), les grandes tablées et l’hospitalité légendaire et généreuse d’Ursula, cette capacité des personnages à s’arrimer à la vie, à sans cesse se relever pour mettre au monde un jour nouveau, continuer coûte que coûte jusqu’au dernier jour m’ont fait forte impression.

Désormais, il était impossible de savoir avec certitude qui était qui.

Si même les gens de la famille Buendia le disent, alors, que dire des lecteurs perdus dans ce tourbillon familial, par ce « temps qui finit de tout emmêler », comme le déplore Ursula ? Une seule certitude, c’est que « tous [sont] fous de naissance », à différents degrés : et c’est dans cet état d’esprit, dans cette dinguerie qu’il faut lire ce livre, ce roman ébouriffant aux événements échevelés et enchevêtrés qui s’achève de la plus ahurissante des manières.

Whaou.
– Ça, c’est d’la littérature.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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