Etat de nature (2019) – Jean-Baptiste de Froment

Sancta Barbara

Claude se rêve empereur mais il n’est pour l’instant que régent.

A l’automne d’une carrière passée dans l’ombre de La Vieille (une Présidente française qui achève son troisième mandat en 2019), ce technocrate roué compte bien abattre sa dernière carte et s’emparer de la place qu’il estime (enfin) lui revenir. Flanqué de sa garde rapprochée – la gens claudia – ce haut fonctionnaire parisien peaufine sa stratégie à l’aide d’une presse aux ordres truffée d’éditocrates peu scrupuleux (toute ressemblance etc).

Face à lui, sa rivale (et son exact contraire), la jeune tornade Barbara qui, en quelques mois, a raflé tous les suffrages de La Douvre, cette France qu’on dirait périphérique, rurale, enclavée, attachante, à mi-chemin entre passé et avenir et qui rêve d’une politique qui les considère enfin. Mais, dans ce domaine, pas de quartier pour les âmes sensibles et honnêtes :

Tant de candide intelligence au service de ses concitoyens ne pouvait demeurer impunie.

Claude /Barbara : deux France, deux visions antagonistes qui vont ferrailler indirectement, aidés de leurs comparses respectifs. D’un côté, la technocratie à l’ancienne, la morgue, le racisme de classe, l’entre-soi, le tatouage que l’on porte à la poitrine, signe de son passage à la Sapience (sorte d’ENA) et d’allégeance à sa confrérie. Un monde du double discours, de la manipulation, de la soif de pouvoir personnel, un échiquier complexe et patriarcal dont les ficelles traditionnelles font encore recette dans  (une partie de) l’opinion.

De l’autre, la France d’en bas, le terreau insurrectionnel, la spontanéité, l’indépendance,  la jeunesse idéaliste – représentée par la très anticonformiste Barbara mais aussi par Arthur Cann le geek altermondialiste  – des personnalités proches du peuple, sincères et vouées à l’intérêt général. Le premier groupe persifle et raille évidemment ces terroristes ruralistes et leurs représentants forcément mauvais car différents et nouveaux. La condescendance qui transpire dès qu’ils évoquent Barbara est éloquente :

La gamine n’a pas encore les codes..

A chaque instant, le lecteur assiste médusé au renversement des valeurs, à l’inversion accusatoire. Ainsi, Barbara qui quitte La Douvre en serrant ses administrés dans ses bras est vue comme une mascarade.

[Claude] n’avait pas son pareil pour déceler les intentions mesquines derrière la noblesse des grands desseins.

Barbara a en plus le mauvais goût d’être une femme ce qui, en politique en France, est rarement un atout. Jean-Baptiste de Froment déploie ainsi toute une galerie de personnages richement caractérisés, dont la finesse psychologique démontre de la part de l’auteur un grand raffinement d’observation de ce petite landerneau politique. Nul doute que de ses années passées côtés coulisses du pouvoir, l’auteur a digéré les traits saillants, en a saisi les vilenies, le cynisme et les bassesses avec une folle acuité. Mais Jean-Baptiste de Froment n’a pas simplement écrit une satire de notre monde politique : il a donné naissance à un futur classique de la comédie politique aux échos universels.

Cela commence par l’héritage culturel faramineux qui sourd de ces 265 pages. Avec une admirable légèreté, l’auteur effectue de subtils parallèles historiques et culturels qui donnent toute son épaisseur littéraire à ce récit ébouriffant. De nombreuses époques sont convoquées qui, toutes, racontent la psyché occidentale. Il y a bien sûr les multiples références à l’époque romaine, ne serait-ce qu’avec ce Claude qui croit mordicus à sa chance et réunit son quartier général dans un spa, chacun vêtu d’une sorte de toge. Il y a aussi le Moyen-âge, avec cet Adamont le borgne et sa cote de mailles, dont le portrait figure dans le bureau du préfet de la Douvre, mais aussi ces hommes se jetant aux pieds de Barbara et qui désirent libérer la France ou encore la présence de Mélusine, célèbre fée (ici à contre-emploi).

La comédie classique est également bien représentée (cachettes, maîtres et valets), tout comme le vaudeville, donnant lieu notamment à une scène clandestine du meilleur effet. Le caractère fantaisiste de certains passages m’a rappelé le Barjavel de L’enchanteur, enfin, les dialogues et les punchlines qui fusent s’inscrivent dans la droite ligne du meilleur Audiard. Ce savoureux cocktail, combiné avec élégance et sans vanité aucune, allié à un scénario solide mené tambour battant, fait d’Etat de nature un roman enthousiasmant à bien des égards.

Quid du titre ? Tout au long du récit, le lecteur assiste à une sorte de retour à l’état sauvage des personnages via une technique efficace : l’animalisation. Depuis Ésope et jusqu’à Orwell, chacun sait qu’un détour par l’animal aide à faire saillir traits et travers humains. Ainsi, untel est comparé avec force métaphores filées à un crapaud, l’autre à un cloporte, tandis que Barbara est une lionne, et Arthur un loup. Le monde politique grouille d’insectes et de bestioles peu recommandables, qui rivalisent de venin, de condescendance ou d’obséquiosité pour s’attirer les faveurs des puissants. Et, en temps de crise, les natures profondes se révèlent d’autant plus vite au grand jour…

En intitulant ainsi son roman, l’auteur prend tacitement le parti de la Douvre, ce territoire champêtre, païen et instinctif, qu’on dirait encore à l’âge mythologique et dont Barbara est la figure de proue. Pourtant, la Douvre rêve d’être une zone naturelle et connectée aux prises avec son siècle. L’État de nature, c’est aussi l’état de siège dans lequel est plongée la région – qui n’est qu’une toile de fond et dont il sera finalement assez peu question. Jamais l’auteur ne se dépare de son humour, dont la caractéristique majeure est la subtilité, les sous-entendus raffinés, les périphrases sophistiquées. J’ai été particulièrement saisie par l’élégance de la langue de l’auteur, son phrasé un peu à l’ancienne (une volée de bois vert, il gelait à pierre fendre) voisinant avec des tournures très actuelles. Ainsi de sa tendance à antéposer les adjectifs ou les verbes : l’insondable médiocrité des actuels dirigeants, saloper la soyeuse moquette, un inoffensif constat. Ce parler châtié est la marque émouvante d’un grand amour de la langue française, qui transpire à chaque page. Toujours aussi cette intelligence de l’ironie ou des sarcasmes, qui parient invariablement sur la finesse de compréhension du lecteur.

La prétention des puissants, leur vanité, sont d’intarissables sources de drôlerie qui émaillent délicieusement le roman. Le monde des médias est particulièrement bien étrillé, celui partisan de ceux au service du pouvoir qui se distingue par ses mensonges, son sadisme, ses fake news jetées comme des boules puantes pour nuire aux rivaux et instiller des poisons dans l’opinion. La presse locale est épargnée, qui soutient la candidate. Jean-Baptiste de Froment dresse également un tableau au vitriol des communicants chargés de monter en épingle un individu et leurs manières retorses de plier les médias à leur convenance avec un effroyable cynisme. Tout cela est formidablement bien vu et procède encore une fois d’une connaissance pointue des arcanes du pouvoir.

Bien que situé en 2019, Etat de nature est bel et bien une uchronie où le lecteur perdra joyeusement ses repères dans cette France à la fois étrange et familière. Une comédie politique polyphonique au rythme endiablé qui m’a étonnamment rappelé le film (que j’adore) Opération Corned-Beef . Last but not least, l’auteur signe ici un grand roman féministe, en plaçant au cœur du réacteur politique et des espoirs de toute une nation une femme jeune, belle, sincère, intelligente, et (fait rare) désintéressée. Barbara Vauvert  (et ce nom dit bien la distance qui la sépare du monde politique parisien, elle est au diable vauvert) est en quelque sorte la communion parfaite du temporel et du spirituel puisqu’elle est à la fois très proche de la terre et des gens et offerte inconditionnellement à une cause qui la dépasse.

Dans son humanité et ses menus défauts (la chair est faible et cette scène sensuelle est anthologique !), elle accède au rang de sainte ou de martyre. La fin est un nouveau clin d’œil au titre et un écho au dénouement du Candide de Voltaire : Claude finit par comprendre que la contemplation et la culture de son jardin sont sans doute les choses les plus précieuses au monde. Que ce monde empli de dupes et de faux-jetons ne mérite pas qu’on y consacre son énergie vitale.

Avec un talent consommé de conteur, puisant dans sa vaste culture, à l’appui de son expérience de terrain du monde politique, Jean-Baptiste de Froment narre avec drôlerie et (im)pertinence une histoire de notre temps. Un temps qui pense à l’avenir mais n’oublie pas son héritage, qui sait d’où il vient et ce qu’il doit aux siècles passés. Le vent souffle, dès le début du livre : à nous de comprendre de quelle nature est cette tempête qui enfle… Excellent.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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