Eugène Onéguine (1830) – Alexander Pouchkine

Le spleen de Moscou

Bien sûr, quelle frustration de ne pouvoir découvrir en version originale ce roman en vers, composé en 7 ans par Pouchkine (entre 1823 et 1830), son grand œuvre et peut-être LE texte qui condense le mieux l’âme russe (nombreux sont les Russes à en connaître par cœur l’incipit).

Néanmoins, la traduction rimée signée Nata Minor est à saluer bien bas, qui a su conserver la musique et l’harmonie de ce texte magistral. La version française m’a parue d’une grande qualité rythmique et poétique, ce qui était une gageure devant une œuvre pareille.

De quoi parlent donc ces huit chapitres ? De la vie d’Eugène, un dandy désabusé, lassé de tout, baîllant dans les fêtes où l’entraîne son comparse Vladimir, enchaînant les conquêtes de coquettes mais s’ennuyant, s’ennuyant terriblement. J’ai été saisie de découvrir avant l’heure une forme de « spleen » russe que Baudelaire n’aurait pas renié, ce côté blasé des plaisirs qui n’attend plus rien de la vie et semble spectateur mélancolique de sa propre existence.

L’une des singularités de ce roman en vers, c’est également les fréquentes interventions de l’auteur, qui commente et critique son propos, fait un pas de côté pour épancher son espoir d’avoir au moins produit un vers qui restera et qui s’adresse régulièrement à ses lecteurs, jusqu’à la dernière ligne. J’ai trouvé le procédé d’une grande modernité et très chaleureux, créant une proximité par-delà les siècles entre auteur et (lointains) lecteurs.

Ami des douces rêveries,
Qui va préserver de l’oubli
Mes vers frivoles et errants.

L’écriture de Pouchkine et son regard sur le monde sont d’un romantisme extravagant, d’une beauté tonitruante. Les (brèves) descriptions des paysages (extérieurs comme de l’âme) sont un ravissement pour le lecteur exigeant et nous transportent de grâce. Pouchkine, francophile invétéré (et même francophone) file sa poésie de nombreuses références de la littérature occidentale, comme Byron (Onéguine est souvent comparé à « Harold »), Pétrarque, Ovide, Shakespeare, sans oublier les grandes figures mythiques et mythologiques (comme l’omniprésence des « muses » des différents arts).

Nous méprisons les sentiments.
Plus modéré était Eugène ;
Toutefois, connaissant bien les gens,
Il demeurait fort méprisant.

Dans cette vie de plaisirs mais d’abyssal ennui, Eugène reçoit un jour une lettre, écrite en français (la langue des sentiments, pour les Russes) d’une certaine Tatiana qui, avec fraîcheur et sincérité, va lui déclarer sa flamme. Cette jeune fille solitaire m’a beaucoup rappelé Emma Bovary, en ce qu’elle a « lu la mensongère prose/ des romans à l’eau de rose » et est depuis, par ce truchement livresque, une amoureuse de l’amour au cœur ardent. J’ai également pensé à Andrée Hacquebaut (« Les Jeunes filles » de Montherlant) qui confie son émoi amoureux à un homme incapable d’y répondre et qui ne « mérite » pas un tel attachement (Costals est cependant plus cynique qu’Onéguine).

Tandis que Tatiana se consume dans sa passion impossible, Eugène (même si quelque peu troublé) poursuit sa vie et cherche à rencontrer des émotions fortes, à provoquer le destin. Nous assisterons à un combat en duel, biographiquement prémonitoire car Pouchkine lui-même mourra de cette façon à 38 ans.

Et dans son cœur germe le rêve,

Le jour d’aimer pour elle se lève.

Comme une graine, au sol tombée,

S’enflamme et flambe au bel été.

« Eugène Onéguine » est un grand roman sur l’amour impossible et l’incompréhension de l’autre (Tatiana dira d’Eugène qu’il « est énigme »), d’un romantisme éclatant sur la vie russe au début du XIXème, mais également un conte philosophique sur la brièveté, la fragilité et le caractère éphémère de la vie humaine, dont il convient de savourer les ans.

En attendant, gorgez-vous d’elle,
De cette vie douce, mes chers amis…

Le texte livre de superbes séquences à la fois de la vie à la campagne, perçue comme refuge et havre de paix (la jeunesse de Tatiana, près de son ruisseau avec ses livres) mais également de beaux passages sur Moscou, sa vie trépidante et ses loisirs infinis mais qui finissent peut-être par « éteindre » l’âme et endurcir le cœur (voir l’attitude de Tatiana à la fin, métamorphosée). Elle qui avait projeté ses lectures en Onéguine (qui rassemblait tous les personnages qu’elle admirait) est désormais cette femme austère et distante résignée à son destin marital.

L’imagination prolifique de Pouchkine offre aussi des moments étrangement ravissants comme ce rêve de Tatiana peuplé d’un bien bizarre bestiaire..

Réflexions sur l’amour « à l’occidentale », né des lectures (on se rappellera René Girard et la nécessaire médiation du désir) et forcément plein d’obstacles, mais surtout roman existentiel sur la mélancolie d’être au monde, la difficulté d’être quand même la perfection vous lasse, Eugène Oniéguine bouleverse par son lyrisme romantique extravagant et la beauté musicale de son écriture.

Chef d’œuvre, évidemment.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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