Le chagrin (2010) – Lionel Duroy

La politesse du désespoir

La tristesse de refermer ce livre somptueux la dispute en moi avec la joie de rencontrer son auteur dans les prochains jours. C’est peu dire que j’aime Lionel Duroy : j’ai déjà exprimé mon amour pour son œuvre, et notamment pour Vertiges et Colères. Dans Le Chagrin, il revient une nouvelle fois sur l’histoire (oserais-je dire tragi-comique ?) de sa famille, celle qu’il a fait exploser en publiant Priez pour nous, son autobiographie en 1990.

Depuis, on a pu écrire de lui qu’il creuse un sillon littéraire, inlassablement obsédé par les mêmes scènes, les mêmes personnages de son existence – dont la mère occupe la place centrale. C’est d’elle dont il cherche à cerner les contours, livre après livre, afin de comprendre pourquoi elle l’a toujours autant terrifié, au point de gâcher sa vie à tout jamais. Le couple qu’elle forme avec Toto, le père de la (très grande) fratrie (10 enfants) est au cœur du mystère de la famille Dunoyer de Pranassac (comprenez : Duroy de Suduiraut).

On suit avec passion, stupeur, compassion, effroi la vie de cette famille qui est un roman en soi. A quel moment la vie devient-elle la fiction ? Ou est-ce la fiction qui enclenche la réalité ? Avec Lionel Duroy, on ne sait plus trop et cet étrange mélange, ces frontières à jamais brouillées entre réel et imaginaire font tout le sel de son œuvre admirable, à la fois pudique dans l’expression de ses sentiments les plus profonds et totalement exhibitionniste dans ses multiples récits très intimes. (il y évoque sans concessions des épisodes d’adultère, par exemple)

Le lecteur suit donc, chronologiquement, la destinée de sa famille, depuis la rencontre de ses parents en 1944 jusqu’au milieu des années 90. L’auteur/narrateur a alors 4 enfants, de deux femmes différentes, et il semble toujours autant en proie aux crises de désespoir existentiel si reconnaissables lorsque l’on connaît son personnage. La publication de Priez pour nous, véritable séisme au sein de la famille, qui placera définitivement Lionel Duroy au ban des siens (ses enfants compris), est l’occasion de revenir sur les réactions des uns et des autres.

La relation compliquée qu’entretient Lionel avec ses frères aînés notamment (Nicolas et Frédéric) se cristallise à ce moment précis, au moment où Lionel désobéit en laissant ce livre indigne paraître. J’ai trouvé ce (gros) livre poignant à plus d’un titre, j’aime la voix de l’auteur, sa folie douce, sa mélancolie récurrente, sa fascination pour l’émotion amoureuse, l’attention émerveillée – ciselée dans ses moindres détails -qu’il porte pourtant sur la vie malgré les drames traversés, ses doutes quant à la création, ses faiblesses, son humour, la lucidité de son regard sur lui-même.

Et puis, il y a le style inimitable de Lionel Duroy qui parvient à restituer incroyablement les dialogues et les expressions de ses protagonistes, à commencer par son père, qui m’a fait penser à un mélange de Belmondo et de Clavier, par moments, et qui est loin, très loin d’être ce minable escroc dont a parlé la presse à la parution de Priez pour nous. Toto, ainsi que sa mère Boma, sont les personnages qui m’ont le plus émue dans ce roman. Nous suivons l’auteur à travers sa vie trépidante menée tambour battant, entre volonté d’écrire, reportages à l’étranger pour Libération ou L’événement du jeudi, naissances de ses enfants, multiples emménagements, déménagements, coups de cœur amoureux, ruptures, voyages à travers l’Atlas ou l’Amérique du sud : c’est Une vie, pour plagier Maupassant, Sa vie, que nous livre l’auteur, et d’une aventure si personnelle, il parvient à toucher l’universel, comme toujours et avec une grâce infinie.

J’ai vu dans ce livre sans doute une volonté chez lui de réparer quelque chose, de chercher à retisser un lien avec les siens, de brosser un portrait de sa famille peut-être moins acide, plus sincère, moins manichéen que dans son autobiographie au vitriol. C’est un livre que j’ai trouvé plein d’amour et de chagrin, certainement traversé d’une certaine culpabilité à l’égard des siens, quand bien même il confierait que sa rupture avec eux et l’écriture furent son seul moyen de survivre.

De qui sommes-nous les héritiers ? Parvient-on vraiment un jour à se détacher totalement de son histoire ? Peut-on faire le deuil de ses parents ? Comment se remettre de sa mère ? Et surtout : comment écrire sa vie tout en la vivant ? Un chef d’œuvre de sensibilité, porté par une plume magistrale (qui n’a pas volé ses multiples récompenses) : serais-je jamais déçu par un livre de Lionel Duroy ?

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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