Le mort saisit le vif (1942) – Henri Troyat

Bien mal acquis ne profite jamais

La peur d’une destinée moyenne justifie tous les crimes et toutes les compromissions.

Jacques Sorbier est un journaliste qui mène une petite vie tranquille, à la rédaction en chef d’un journal pour jeunes garçons, Le Rataplan. Il est un beau jour contacté par Suzanne, la veuve du Dr Galard, une vieille connaissance d’école à qui il vouait une admiration silencieuse. La jeune femme et Sorbier se rencontrent, se plaisent et s’épousent. Elle lui apprend alors qu’elle dispose d’un manuscrit de feu son mari et pousse Jacques à le signer et à tenter de le faire publier. Elle lui fait miroiter gloire et argent et, bien que réticent au départ, Jacques se laisse finalement faire par cupidité, hybris et faiblesse.

Face à la détermination machiavélique de sa femme, Sorbier se laisse embarquer :

Il faut traiter l’affaire en commerçant. Tout à gagner, rien à perdre. (…) Songe à ce que nous vaudra cette pauvre supercherie, cette blague !

Et c’est un succès retentissant. Le roman est salué par la critique et la presse qui le portent au pinacle, et Jacques Sorbier devient la coqueluche de l’édition et des médias, récoltant même pour son roman La Colère un prix littéraire prestigieux. Son nom est alors sur toutes les bouches et en haut de toutes les affiches. Dans un premier temps, Sorbier est grisé par la réussite, aveuglé par les flashs des photographes, il se prend au jeu du vedettariat, trop heureux d’offrir ce visage de gloire à son père qui ne se sent plus de joie et de fierté.

Sorbier est ravi de susciter l’admiration de gens de lettres comme Boissière, le philosophe de la maison d’édition qui le voit comme un prodige. J’ai par ailleurs beaucoup aimé les réflexions poignantes autour du ravissement de la découverte de son « propre » livre en vitrine, et de la communion entre lecteur et auteur :

Je me suis promené dans le Quartier latin pour le contempler aux vitrines. (…) Il mendie l’attention des passants avec une impudence calme et avertie. Il fait son métier de livre. Je me sens gêné de cette exposition marchande. Je me trouve soudain dispersé, multiplié, livré à tous les jugements, à tous les hasards de l’achat et de la lecture. (…) J’appartiens à la foule. (…) Combien de visages inconnus se penchent sur ma pensée et secrètement s’y reflètent ? Mille, deux mille… Le vertige me prend d’être connu de tant de gens que j’ignore. (…) Cher lecteur inconnu, humble ami, complice anonyme, tu ne sauras jamais la tendresse que ton geste a soulevé en moi. A présent, dans toute cette foule ahurie, dans tout ce monde bousculé, il y a deux êtres unis par la pensée. C’est si simple. Et pourtant je ne connais rien de plus beau que ce miracle quotidien de l’esprit.

Mais alors que Suzanne prospère et exulte dans cette vie mondaine et luxueuse, Jacques se sent peu à peu gagné par un puissant remords, et nous touchons alors au cœur de l’intrigue, ressort romanesque bien connu : le travail de la conscience morale sur l’esprit coupable. A recevoir gloire et éloges qu’il sait ne pas mériter, Jacques se met à se haïr, à jalouser atrocement ceux qui brillent en leur propre nom (voir sa rage lors de la représentation théâtrale d’un de ses pairs). « Je suis jaloux de ce qu’on me croit être », écrit-il. Son existence de plagiaire, d’imposteur et d’usurpateur lui pèse de plus en plus, surtout lorsqu’il est abordé en pleine rue par une femme qui dit être l’un des personnages de La Colère.

Le roman prend alors un virage surprenant, voisinant aux frontières du fantastique (et quelle ambiance ténébreuse !), puisque s’engage une sorte de lutte à mort entre le fantôme de Galard (désireux de s’incorporer à son plagiaire) et Sorbier qui tente de ménager sa culpabilité. Il tente de racheter sa faute en proposant un deuxième texte (de son cru cette fois) à son éditeur, convaincu que sa propre réussite effacera sa tromperie initiale. Las ! Le texte est vertement refusé par la maison qui pense à un instant d’égarement : comment l’auteur d’un chef d’œuvre peut-il soudain produire des choses aussi mauvaises ?

Le mort saisit le vif, vieille formule de droit féodal qui veut que « la saisine des biens et des droits du défunt [soit] acquise au jour même de la mort à son héritier », est l’histoire d’une descente aux enfers, sorte de petit Crime et châtiment à la française, qui tire sa beauté à la fois de son style remarquable, de son intrigue prenante et des questions existentielles qu’il pose. Sorbier, peu à peu, se perd, se sent dépossédé (puisque « possédé » par un autre, à tel point qu’il finit physiquement par lui ressembler), ne se sent plus lui-même et le roman aborde avec brio cette question de l’identité. Il traite également avec raffinement les thèmes de l’inspiration (Sorbier parle d’une écriture sous la « dictée »), de la création littéraire, de la cupidité, de l’imposture et du mensonge :

Toutes les vies sont bâties sur le mensonge, nourries, animées par le mensonge (…) Ces fraudes intimes deviennent leur raison de vivre et leur force. Elles donnent à leur existence la poésie qui les distingue des autres. Elles leur permettent de respirer au niveau suprême de l’idéal.

Dentelle psychologique, bijou d’intelligence, de sensibilité et de profondeur, ce texte m’a rappelé deux films : Billy Wilder et son Assurance sur la mort et L’idéal de Yann Gozlan. Henri Troyat, écrivain et biographe prolifique, possède un talent exquis pour tracer des portraits, croquer les turpitudes humaines avec une acidité qui n’oublie jamais l’empathie. Son verbe sait se faire le plus doux et poétique, plein d’images singulières et de ravissantes trouvailles qui m’ont plongée dans une admiration béate :

Une pente d’herbes et de fleurs sauvages s’incline et se fond au pays de la clarté bleue. Le bleu du lac où se prépare le ciel. Le bleu du ciel où se délivre la lumière du lac. Le bleu du lac, le bleu du ciel, unis bord à bord, abreuvés l’un de l’autre, extasiés dans leur commune et paresseuse contemplation.

Un roman qui nous dit que le crime ne paie décidément pas et que rien ne vaut la tranquillité lumineuse d’une conscience qui n’a rien à se reprocher et d’une âme fidèle à elle-même.

Vraiment très beau.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !