Les Contreforts (2021) – Guillaume Sire

Ô saisons, Ô châteaux

Il y a péril en la demeure des Testasecca, noble famille désargentée dont le château de Montrafet, sis dans le massif des Corbières, menace de s’écrouler. Pire encore, elle est visée par un avis d’expulsion, même s’ils attendent la tenue d’un procès qui pourrait les tirer d’affaire.

Léon, le patriarche, Le Minotaure, homme massif et fort en gueule, bagarreur et conteur hors pair, sa femme Diane et leurs deux ados, Pierre et Clémence, vivent au jour le jour, rafistolant avec les moyens du bord la forteresse en perdition. Chacun possède des talents singuliers, à commencer par Clémence, incroyable personnage féminin aussi à l’aise avec un fer à souder que sur un tracteur (qu’elle a réparé) ou dans une galerie souterraine à la recherche d’un hypothétique trésor laissé là par des ancêtres aux noms de légendes pirates et romanesques (« Izambar le magnifique »).

J’ai retrouvé avec un bonheur sans mélange la plume remarquable de Guillaume Sire (que je tiens pour l’une des plus grandes actuelles), aussi à l’aise dans de vifs dialogues que dans les descriptions poétiques, voire oniriques. Le nombre de mots appris au fil de la lecture est incalculable.

Quarante hectares de vigne font au château une traînée de mariée tantôt d’émeraude, tantôt de rubis ou d’or mat, transmuée dans l’hiver en mantille de veuve. Au sud et à l’est, les Corbières enfoncent leurs racines de granit dans les traces d’un océan paléolithique, et dans les souvenirs calcifiés d’une époque pas si lointaine où la neige tombait à Noël sur le pâtis des plateaux.

En cinq « actes », Guillaume Sire brosse à traits de feu une tragédie mâtinée d’épopée, dont la puissance tient à la fois à la beauté du cadre digne d’un conte (le château et ses environs forestiers, lieu de mille aventures pour la fratrie et leurs amis et cousins, joliment brossées par l’auteur), au tempérament flamboyant, plein de panache, de courage et de créativité des personnages du récit (tous attachants et inspirants), à l’arrière-plan fantastique et au suspense haletant de la première à la dernière page. Ayant lu (et tant aimé) ses deux précédents romans, je retrouve ici quelques uns des thèmes de prédilection de l’écrivain toulousain : le roc de la famille, le courage d’être soi, la résistance, la résilience face à l’adversité, l’enracinement, les légendes.

N’est-il pas en effet question très vite d’une sorcière habitant les forêts environnantes et qui aurait sauvé Pierre, le jeune fils torturé de la famille, d’un incendie ravageur ? Ce miracle hante la famille qui veut croire à la répétition des prodiges. Léon, le père de famille, l’ogre gentil mais sanguin, rêve de donner naissance à un vin exceptionnel, un « chef d’œuvre » dans la droite ligne de ses ancêtres, il appelle de ces vœux ce jus unique, qui lie à jamais cette famille à cette terre cathare, à sa force tellurique :

Le poème noir du raisin, l’honneur intact des Testasecca.

Le château est bien ici un personnage à part entière, tout comme le tracteur de Clémence, qui a même un nom (« Hyperélectreyon ») : des entités inanimées douées d’une forme de vie propre et qui s’avèrent des adjuvants, oui, nous sommes bien là dans une forme de merveilleux, qu’intègre Guillaume Sire avec finesse et intelligence. La dimension surnaturelle aux accents païens de ce récit lui confère une profondeur et une originalité fascinantes. J’ai particulièrement goûté les récits des expéditions des cousins, leurs aventures dantesques dans les moindres recoins de la forêt, leurs plans sur la comète et leurs jeux interdits, aux côtés du fidèle chien Bendico : ces pages très attachantes m’ont évoqué une ambiance à la Moonrise Kingdom du meilleur effet.

Guillaume Sire se fait ici le chantre d’une enfance enchantée, pleine de liberté, de créativité, de complicité, le tout auprès de cousins chéris et d’un père qui n’aime rien tant que raconter des aventures incroyables aux jeunes effrontés. Une famille sans le sou mais riche de ses valeurs et pleine de ressources insoupçonnées, qui a su passer à sa progéniture l’amour de le terre, celui du travail qui sauvegarde et du respect du legs des aïeux. Un roman sur l’effondrement puis la renaissance, sur l’héritage, la souveraineté, les ancêtres et leur Histoire, le sort fatal qui guette parfois les dissidents, les têtes brûlées, les risque-tout. Un roman qui m’a forcément rappelé le mythique poème « If » de Rudyard Kipling car la famille (amputée de certains de ses membres, hélas) devra bien « voir détruit l’ouvrage de [sa] vie et sans dire un mot [se] mettre à reconstruire »… À la tout fin, n’est-il d’ailleurs pas fait mention de cette Évangile de Matthieu qui dit :

La maison ne s’est pas écroulée car elle était fondée sur le roc.

Malgré son appétence pour les contes, Guillaume Sire n’en oublie pas pour autant d’ancrer son récit dans la réalité la plus contemporaine et terre-à-terre, celle des ordres préfectoraux hors-sol (c’est le cas de le dire !), de l’entêtement des forces de « l’ordre », de la lenteur (criminelle, ici !) de la justice, du rouleau-compresseur de l’administration… Je retiendrai cette scène sidérante (vrai cauchemar de claustrophobe) lue en apnée, où Clémence, persuadée qu’un trésor se niche sous terre et sauverait le château et les siens, s’enfonce dans une galerie souterraine et sa forêt de quartz… Un passage qui m’a rappelé les expéditions spéléologiques de Penny dans « Bernard et Bianca », à la recherche de l’œil du diable, un énorme diamant. La terre flamboyante des Corbières coule dans les veines des Testasecca, mais rien ne se passe comme prévu.

« Les contreforts », c’est aussi ce roman familial à l’arrière-plan fantastique peuplé de trésors, qui m’a aussi fait penser aux récits exotiques de Miguel Bonnefoy, notamment l’inoubliable « Sucre Noir » et son trésor si proche, si loin.. Les menaces d’expulsion de cette famille noble, le côté fantasque du père, m’ont fait aussi songer aux turpitudes de la famille Duroy dans « Priez pour nous » et « Le Chagrin » de Lionel Duroy.

« La mort est un scandale », le personnage qui dit ça dans « Les contreforts » a bien raison. Mais il est aussi vrai que la vie est un miracle et qu’elle trouve toujours son chemin, malgré les ronces, les incendies, les chevreuils en flammes, les remparts écroulés et les ruines… (Voilà que je pense à la Belle au bois dormant…) Il pourrait aussi être fait une lecture psychanalytique de ce roman, notamment de cette forêt environnante, lieu de toutes les explorations et initiations des jeunes âmes téméraires, endroit ténébreux et mystérieux où agissent des forces inexpliquées venues du fond des âges (telles cet esprit du nom de Loghauss) Forêt qui était déjà présente sous forme de jungle dans laquelle s’enfuit Saravouth dans « Avant la longue flamme rouge »… Ce texte de Guillaume Sire possède également des accents bibliques (le chapelet n’est-il pas un fil rouge du récit ?) notamment lors de cette scène de brasier apocalyptique au sein du château assiégé, et ce corps sans vie sur la table de la cuisine..

Grand roman féministe au sens le plus noble du terme, avec des héroïnes fortes, déterminées, à la résistance implacable, qu’à peine une larme effleure quand frappe le sort et qui font montre d’une force vitale puisée dans les tréfonds de la terre nourricière. Mon seul regret est que le personnage de Diane (la mère) ait été trop peu fouillé, j’aurais aimé en savoir plus sur cette Parisienne qui accepta, par amour pour son colosse des Corbières, de « régner [avec lui] sur un désert de roches ».. Pour résumer ce roman à la richesse intarissable, « Les contreforts » nous parle avec intelligence et sensibilité de ces murs de soutènement intérieurs qui sont nos fondations, de ce qui nous tient debout et en vie, enfin de la forteresse et de l’empire que chacun est pour soi et combien il faut puiser dans ses propres méandres pour rester droit et tenir bon. Un roman tissé d’un stoïcisme galvanisant qui enjoint à ne jamais perdre espoir ni courage, même quand la tragédie s’abat. Plutôt « mourir debout que vivre à genoux » et ne jamais perdre de vue la devise des Testasecca (qui résonne si fort actuellement) :

Qu’est-ce qui n’est pas impossible ?

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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