Penser le rap (2024) – Kévin Boucaud-Victoire

De paria à dominant : analyse d'un phénomène culturel

Contre-culture de masse

Né au sein d’une contre-culture, voilà comment le rap a pu devenir majoritaire.

Dans un bref essai percutant de 117 pages paru aux éditions de l’Aube, le journaliste Kévin Boucaud-Victoire (Marianne) s’essaie à l’analyse de ce « phénomène de mode devenu mode de vie », qui regroupe différentes disciplines artistiques et a énormément muté depuis sa naissance dans les marges. Revenant sur les sources (notamment américaines) de ce courant musical et à l’appui de ressources bibliographiques très riches, l’auteur nous emmène dans un voyage à travers le temps, les genres et les artistes (avec quelques focus plus précis dans des encadrés) afin de tenter de cerner ses évolutions, ramifications et enjeux. À l’image du rock’n’roll devenu rock puis pop rock, le rap a, lui aussi, peu à peu lissé son image, varié les registres pour conquérir le grand public, de Skyrock à NRJ.

Originellement musique dissidente à forte teneur politique et militante (NTM, IAM) le rap a fini par s’assagir au milieu des années 2000 pour gagner les rivages mainstream, la tête des charts et devenir « dominant » comme l’indique le sous-titre de cet essai très complet et fort réussi.

Kévin Boucaud-Victoire dissèque bien les ressorts politiques et idéologiques qui sous-tendent les mutations de ce genre musical. Ses réflexions sur la relation des rappeurs au consumérisme (célébré dans leurs morceaux, perçu comme un idéal à atteindre), cette sensibilité croissante aux signes extérieurs de richesse en disent long sur la manière dont les rappeurs sont devenus des agents actifs du Capital. Et c’est sans parler du lien étroit (certains diront « l’amalgame ») entre délinquance et rap culture, que le grand public assimile volontiers l’une à l’autre.

Quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. (Voltaire)

Les rappeurs se sont longtemps voulus porte-parole des doléances des banlieues (violences policières (mais y en aurait-il sans criminalité ?), racisme « systémique », ascenseur social bloqué, discriminations etc.). Ils incarn(ai)ent un enjeu politique, finalement « capté » par le système qui a fini par digérer et agréger cette dissidence à son écosystème. Image (hypersexualisée, objectivée) de la femme, modèle du gangsta, passages en prison, bagnoles de luxe, foot, gloires éphémères et « chaînes en or qui brillent », le rap, paradoxalement, « favorise l’intégration des catégories subalternes au capitalisme » et en est devenu l’un de ses plus fervents complices. Tout cela, Kévin Boucaud-Victoire le perçoit et le souligne avec beaucoup de justesse. Il illustre son propos d’exemples nombreux qui témoignent d’une vaste connaissance de cet univers musical, qui donne envie de partir à la découverte de certains « MC » (la plupart des rappeurs célèbres aujourd’hui me sont parfaitement inconnus).

Des sales gosses avec un micro

« Argent, médias, institutions » signent la mort du rap comme contre-culture, comme discours politique subversif. L’organisation de récompenses musicales pour le rap, sa diversification qui fait signe vers la pop et le R’n’B font que ce genre musical a quelque peu « perdu (vendu?) son âme » au profit du succès grand public. Son intensité politique, la subversion de ses discours s’est diluée dans le mainstream et le vocodeur. Il n’y a qu’à voir le succès des rappeurs « gentils » comme Jul ou Soprano pour comprendre que tout ce qui conquiert la masse est fatalement vide ou va dans le sens du vent (d’ouest). Pourtant, le rap continue de véhiculer cette réputation sulfureuse qui donne à la jeunesse favorisée le sentiment de s’encanailler (l’éternelle figure de la « caillera ») et aboutit à l’omniprésence des rappeurs en tête des ventes.

Le rap a renforcé l’adhésion de ces populations à un système qui les exclut.

L’auteur réserve aussi quelques pages à ceux qui sont « décidés à ne jamais vraiment lâcher l’affaire », ceux qui sont restés dans les marges dissidentes et continuent de choquer, à l’instar de certains de leurs illustres prédécesseurs. Freeze Corleone ou Booba se distinguent par des textes (considérés comme) « conspirationnistes » et radicaux, n’hésitant pas à dénoncer les tragédies de Gaza, la mainmise sioniste, Big Pharma, les dérives de la théorie du genre, le lobby LGBT ou la pédocriminalité occidentale organisée. Mais gare à eux, la « justice » se tient toujours prête à taper sur ceux qui s’approchent trop près des clôtures électrifiées. Bien vite, on dira d’eux qu’ils « s’extrême-droitisent ». On regrettera seulement que l’auteur verse dans l’écueil de l’emploi du terme « complotiste », pas à la hauteur de son talent ni de la qualité de sa pensée (nourrie de Michel Clouscard ou Michéa, plusieurs fois cités dans l’essai).

Kévin Boucaud-Victoire évoque aussi les OVNI du rap, ceux qui ne rentrent pas dans les catégories habituelles (cités, blacks/beurs) tels qu’Orelsan, Lucio Bukowski ou PNL qui ont surpris et conquis le public. Des Français « de souche » qui viennent de province (la France « périphérique ») et réussissent à s’imposer dans un milieu hautement codé, voilà qui n’est pas habituel et fait mentir les idées reçues.

Mais aujourd’hui, le système globalisé veut du rap lisse, « déghettoïsé », standardisé, bienveillant, qui touche toutes les catégories de population. Qui fait recette sans faire scandale. Qui se tient loin de la délinquance et des polémiques.

Montée du matérialisme, de l’individualisme, du néo-tribalisme et dépolitisation

Miroir et sismographe de son époque, le rap révèle et reflète les tendances profondes du monde dans lequel il s’inscrit. Un monde manichéen, « vidé de l’amour », qui tend à l’uniformisation, condamne toute subversion véritable, encourage une consommation débridée, fait passer de la soupe pour de la musique et sanctifie le veau d’or. Un univers où l’engagement social et politique recule sensiblement, à la différence de ses débuts.

Dans cet essai passionnant, Kévin Boucaud-Victoire conclut finalement que le rap est devenu « une musique grand public comme une autre ». Un courant musical qui s’est peu à peu dénaturé, abandonnant sa lettre et son esprit initiaux et qui, pour paraphraser Morcheeba, « gained the world but lost [his] soul. »

 

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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