Pluie et vent sur Télumée Miracle (1972) – Simone Schwarz-Bart

La noblesse des négresses

Sois une vaillante petite négresse, un vrai tambour à deux faces, laisse la vie frapper, cogner, mais conserve toujours intacte la face du dessous. (…) Trouve ta démarche de femme et change ton pas en vaillante, ma toute belle…

Le titre que j’ai choisi ne choquera que ceux qui n’ont pas ouvert ce merveilleux roman, et qui ignorent que les paysannes guadeloupénnes s’appellent elles-mêmes ainsi et en tirent fierté et honneur –

en tirent identité et puissance.

Face à la kyrielle d’occurrences de ce vocable dans ce texte (au masculin comme au féminin) j’ai eu une pensée émue pour les hystéro-wokes qui se sont permis d’exiger de débaptiser le chef-d’œuvre d’Agatha Christie…
La « cancel culture », l’un des cancers de l’époque.

Mais revenons à ce roman au titre si beau, qui remporta le Prix des lectrices Elle en 1972 et valut à son auteur une renommée internationale.

« Pluie et vent sur Télumée Miracle » nous raconte 3 générations de « hautes négresses » de Guadeloupe, depuis la sublime Toussine (surnommée Reine Sans Nom, nom de conte pour un personnage fascinant) et jusqu’à sa brave petite-fille, Télumée au cœur d’or. Toutes tentent de survivre à une vie de labeur difficile, en travaillant dans les champs de canne à sucre ou en se « vendant » à des Blancs prospères, perpétuant ainsi une forme d’esclavage, poussés par la nécessité.
Mais la vie est traversée avec une grande sagesse par ces êtres tenaces et humbles qui ne se laissent jamais aller ni abattre :

Il me fallait être là, comme un caillou dans une rivière, simplement posé dans le fond du lit et glisse, glisse l’eau par-dessus moi, l’eau trouble ou claire, mousseuse, calme ou désordonnée, j’étais une petite pierre.

Le lecteur plonge avec ravissement dans ce paysage à la flore inconnue (les noms des choses sont déjà un dépaysement en soi- ignames, fruit à pain, gombos.. ), dans cette communauté qui vit dans de chiches cases, se rassemble pour veiller, prier et chanter ses morts, fume la pipe en riant, cultive son jardin, épouse l’élu(e) de son cœur et chante ses louanges… Et réserve aux lecteurs ses plus belles trouvailles, à la sobriété émouvante :

Si une femme aime un homme, elle voit une savane et t’affirme : voici un mulet. Il y a l’air, l’eau, le ciel et la terre sur laquelle on marche, et l’amour. C’est ce qui nous fait vivre.

Bien sûr, « nègres » et « négresses » ne sont pas épargnés par les cruautés du sort, mais tous les personnages (les femmes surtout) sont dotés d’une force de caractère, d’un courage qui force l’admiration, a valeur de modèle et opère comme une catharsis sur le lecteur occidental bien nourri, à qui rien ne manque sauf le manque.

Deuil d’un enfant, incendie, violences conjugales, alcoolisme, enlèvements : non, la vie à Fond-Zombi ou sur le « morne La Folie » est loin d’être rose et pourtant, ses habitants se relèvent après avoir ployé et chu, et c’est sans doute là l’une des leçons à retenir de ce roman aussi grandiose pour les méninges qu’édifiant pour l’âme et le cœur.

Je m’émerveillais de la maîtrise et de la souplesse avec lesquelles l’homme accomplit sa destinée, si changeante, imprévisible, démesurée soit-elle. La vie tournait, soleils et lunes sombraient et renaissaient dans le ciel, et la persistance de ma joie m’entraînait en dehors du temps.

Mais le plus bel éblouissement, c’est bien la langue employée par Simone Schwarz-Bart, un véritable enchantement littéraire qui convoque tous les sens, nous transporte et nous transcende avec poésie dans un tourbillon exotique plein de couleurs, de saveurs et de sagesse. Mais l’exotisme de ce roman n’est pas celui, carte postale folklorique et facile, que le lecteur métropolitain peut imaginer. C’est un exotisme qui ne charrie pas une vision idyllique de la vie sous les fromagers et les flamboyants, mais qui draine tout un imaginaire pittoresque fait de superstitions, de spiritualité, de recettes magiques, de dons de guérison.

Qui charrie la philosophie si stoïcienne des Guadeloupéens, autant que leurs chants de douleur, de joie ou d’oppression. Un roman qui embrasse tous les contours de la destinée destinée humaine et qui réussit le tour de force de parler de souffrances, un sourire chantant aux lèvres, le coeur content. Même dans le dénuement, même durant une lessive harassante, les femmes trouvent de quoi nourrir leur cœur et leur âme avec une grâce bouleversante.

La vérité est qu’un rien, une idée, une lubie, un grain de poussière suffisent à changer le cours d’une vie.

Rien qu’à écrire ces mots, mes yeux s’embuent à nouveau, songeant à ces passages qui m’ont étreint le cœur et fait verser bien des larmes.. Quand Télumée, orpheline de sa mère, voit Reine Sans Nom, sa grand-mère adorée, mourir entre ses bras, ne sommes-nous pas alors tous ce personnage seul au monde qui pleure son aïeule désormais disparue on ne sait où ? Je me suis pour ma part totalement identifiée à cette jeune fille très proche de sa grand-mère à la sagesse proverbiale, si attachante, battante et combative, qui ne se laisse jamais entamer par l’adversité.

Télumée, mon petit verre en cristal, disait-elle pensivement, trois sentiers sont mauvais pour l’homme : voir la beauté du monde, et dire qu’il est laid, se lever de grand matin pour faire ce dont on est incapable, et donner libre cours à ses songes, sans se surveiller, car qui singe devient victime de son propre songe…

Ce que j’ai adoré, c’est également l’absence totale de manichéisme de ce texte qui, malgré ses embardées magiques et fantastiques (man Cia ne se change-t-elle pas en animal ?) se place toujours à hauteur d’homme, lui offrant de regarder bien en face les splendeurs autant que les misères de sa condition. Conte et chœurs de tragédie antique s’entremêlent au sein des pages, par instants, par le truchement des voix de conteuses de ces femmes fortes :

Malheur à celui qui rit une fois et s’y habitue, car la scélératesse de la vie est sans limites et lorsqu’elle vous comble d’une main, c’est pour vous piétiner des deux pieds, lancer à vos trousses cette femme folle, la dévein, qui vous happe et vous déchire et voltige les lambeaux de votre chair aux corbeaux.

« Je suis là à te boire des yeux… »

J’ai beaucoup aimé la manière dont l’auteur décrit les coups de foudre (entre Toussine et Jérémie, entre Télumée et Élie), « au premier regard qu’il me jeta, je demeurai inerte, saisie d’une curiosité étrange »- toujours des instants de stupeur suspendue, l’esprit interdit, le regard hypnotisé, en arrêt devant l’évidence et l’ardeur de l’émoi.

Il y avait une chose dont je ne souffrirai pas, c’était la pénurie d’amour.

Ce roman est-il finalement autre chose qu’une immense et déchirante déclaration d’amour à ceux que l’on aime, les vivants comme les morts, autant qu’une manière de célébrer le vivant et la vie dans toutes ses dimensions et ses aléas, des plus doux aux plus durs ?

Jusqu’à la dernière ligne, c’est à cela que nous invite Télumée : à la contemplation résolue, à l’espoir chevillé au cœur, à cultiver solitairement notre jardin avec gratitude, dans la joie,
bien droit
face au ciel
Jusqu’au dernier souffle

debout.

Soleil levé, soleil couché, les journées glissent et le sable que soulève la brise enlisera ma barque mais je mourrai là, comme je suis, debout, dans mon petit jardin, quelle joie !…

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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