Rendez-vous à la Porte dorée (2024) – Agathe Ruga

Agathe the blues

Après avoir traité de la rupture amicale, puis de la passion dévastatrice, Agathe Ruga s’attelle, pour son troisième texte, à la crise existentielle de la (presque) quarantaine, son cortège de questions métaphysiques, de regrets sans fin sur la jeunesse perdue et d’ennui plein de spleen.

À la faveur d’un impossible deuil amoureux, l’auteur nous brosse le tableau mélancolique d’une génération en perte de sens et de femelles égarées dans le dédale de leurs libertés.

Anne et Joachim (qui rappellent « étrangement » Ariane et son ex dans le précédent) avaient tout pour être heureux. Ils s’étaient choisis par passion (après un premier mariage et un enfant pour elle), avaient surmonté nombre d’obstacles, réussi brillamment leur parcours professionnel et donné naissance à deux filles. Tout semblait leur sourire mais Anne s’ennuyait dans cette vie de famille réglée qui étouffait sa créativité, avec ce mari manquant de légèreté. Elle avait pris un amant puis les voiles, certaine, comme toute fille de sa génération biberonnée à Beauvoir et Woolf, d’être capable de tout mener seule de front, ses trois filles, un boulot de dentiste, un amant fougueux et une carrière littéraire.

Persuadée que la femme moderne est cette créature indépendante et fière, que n’effraie nullement une solitude qu’elle a pleinement choisie, prête à larguer les amarres et à envoyer bouler une existence qui ne la comble plus intégralement.

On pourrait juger cette attitude immature ou orgueilleuse mais elle n’est en réalité que le reflet d’une époque qui a répété aux femmes qu’elles étaient parfaitement en droit de tout exiger et pouvaient tout conquérir d’elles-mêmes, leur bonheur en premier lieu. Qu’elles étaient reines et souveraines et seules à décider de ce qui leur convenait ou non. Au diable la famille, les traditions, les conventions sociales ! Anne est cette « amoureuse », cette « tarée » éprise d’absolu qui n’a guère aimé que le flamboyant couple d’amants romanesques qu’elle formait avec Joachim vire à la conjugalité tranquille. Pour elle d’ailleurs, ils n’étaient pas faits pour être ni « des époux » ni des « parents » et « encore moins des amis », juste des amants qui s’étreignent clandestinement dans une ruelle vénitienne.

Anne plaque donc sa vie de famille, et laisse l’amant fougueux du précédent roman s’installer chez elle. Sa vie se transforme alors en cauchemar : l’homme est l’archétype du Méditerranéen macho à la jalousie maladive qui veut régenter chacun de ses faits et gestes ; Joachim ne lui adresse plus la parole, plein d’un ressentiment minéral impossible à éroder. Leurs seuls échanges se font par SMS et sur le trottoir devant chez lui pour se passer le relais des enfants. L’auteur ne ménage pas, comme à son habitude, son personnage féminin, qu’elle dépeint avec une sincérité (et une certaine trivialité dans les détails physiques (sur le périnée, les mycoses, l’amour durant les règles) – trop « clinique » pour moi) qui confine fréquemment au pathétique. La voir ramper en larmes et supplier celui qu’elle a elle-même quitté de lui accorder ne serait-ce qu’un instant, de la soutenir dans ses épreuves, ses multiples tentatives pour le faire réagir sont la preuve que l’amour est décidément le lieu de tous les piétinements de dignité. Loin d’être écœurée par son inflexible cruauté, Anne va jusqu’à le trouver « beau » dans son insensibilité (c’est là que le personnage énerve un peu). Son entêtement obstiné, son acharnement à vouloir le récupérer au mépris de son indifférence éclatante m’ont agacée mais (car) rappelé mes propres illusions amoureuses forcenées. Le déni dans lequel l’amoureux peut être. Ses interprétations erronées. Ses délires fantasques sur un avenir en commun qui pourtant n’existe pas (ou plus). Anne s’appuie, pour nourrir sa fantaisie passionnelle, sur les souvenirs partagés dans le passé avec Joachim, tentant désespérément (l’adverbe ne saurait être mieux choisi) de le faire réagir en lui rappelant leurs promesses :

On se quittera souvent mais on se retrouvera toujours.

lui avait-il dit alors et cette phrase est cette bouée à laquelle elle s’accroche pour ne pas se laisser engloutir par la déprime. Les choses se passent rarement comme on les avait imaginées et Anne va découvrir à ses dépens que cette existence de femme autonome, cette solitude et ce calme qu’elle avait appelés de ses vœux, qui constituaient le graal de son épanouissement, étaient des chimères. Il faut voir les comportements régressifs (le suçotage nocturne de serviettes imprégnées d’eau) et addictifs (alcool, tabac) du personnage pour comprendre la détresse dans laquelle elle plonge alors, lucide, au fond, sur son amour perdu.

D’une écriture blanche, presque désincarnée, elle se force alors, blasée de tout, à vivre, à accepter les dîners, les invitations des amis, elle fréquente même d’autres hommes mais elle s’ennuie, dégoûtée, car ils ne sont pas Lui. C’est le spleen de l’adulte idéaliste qui comprend que sa (prime !) jeunesse s’est à jamais évanouie et qu’ils sont nombreux, les deuils que l’on fait en vieillissant. C’est toujours la phrase de René Char :

La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.

Mais le cœur met du temps à céder, les illusions à mourir pour de bon. Malgré l’attitude criante de Joachim (qui a refait sa vie avec une autre), Anne continue d’espérer, monte stratégies et stratagèmes, imaginant l’alpaguer, lui parle toute seule, convaincue qu’il l’entend et finira par lui revenir. À ceux qui ne sont pas convaincus que l’amour est une forme de folie furieuse : lisez ce texte.

Anne est dans une fuite en avant et son corps le lui rappelle, elle somatise à tout va. Ses visites chez l’ostéo (pour tenter de résoudre son problème de « cuisse bloquée ») sont édifiantes. Le discours du personnage est d’une tristesse tout occidentale, et fait signe du côté d’une perte de sens métaphysique et philosophique. Anne pense que sa vie, la vraie, l’exaltante, celle qui nous donne envie de nous lever le matin, est tout simplement terminée. Qu’elle-même est déjà morte. Elle va jusqu’à tenir des propos qui rappellent le film « Soleil vert » où l’on peut choisir librement d’aller mourir, avec un petit cocktail et la musique de son choix. Vive l’euthanasie, semblent revendiquer ces Occidentaux sous anxiolytiques. (Patience, ça arrive !)

Chacun se fera son idée sur ces questions mais il me semble, à la lumière de la dernière partie du texte (qui n’est autre qu’un retour vers le sacré et le transcendant) que la réponse à tout cela soit d’ordre spirituel. Agathe Ruga, au-delà de désirer construire un mausolée littéraire à « l’amour de sa vie », pose en vérité la question du bonheur, du sens et de l’amour.. de LA vie.

Cette « reine sans divertissement » à qui la vie a déjà tout donné ne reprend conscience et espoir, et décide de sublimer sa tristesse, qu’après la découverte de ce tableau biblique rappelé en bandeau du livre. L’histoire des parents de la Vierge Marie, Anne et Joachim, qui finirent par se retrouver après une longue séparation, peut évidemment être interprétée comme une allégorie de son espoir amoureux.

Mais j’y lis davantage pour ma part une forme de reconnexion avec le sacré, avec l’intériorité spirituelle, seuls véritables vecteurs d’apaisement existentiel pour l’Homme. Seule manière de combler ce vide, cette vacuité- en elle, comme en nous.

Manière d’immortaliser un amour-passion et de lui offrir un joli tombeau de papier aux accents (parfois) lyriques, « Rendez-vous à la Porte dorée » propose aussi- et peut-être surtout- un tableau existentiel et générationnel qui touche par sa sincérité et offre des pistes de réflexion inattendues sur la créativité et la spiritualité, seules manières de sublimer les deuils, de combler le vide en soi comme « la vie devant soi. »

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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