L’homme que je ne devais pas aimer (2022) – Agathe Ruga

L’invention de nos vies

De l’aveu même de l’auteur – qui cherche à placer ses pas dans ceux d’Annie Ernaux- ce roman n’en est pas vraiment un et est d’ailleurs assumé comme tel au cours et au cœur du texte. Il serait bon que l’édition ait le courage d’appeler « récit » un « récit » (ce n’est pas une insulte, il me semble) et laisser la fiction et les romans à leur juste place.

Avec ce récit donc, au titre très « James-Bondien », il s’agit ici, à la faveur d’un coup de foudre adultérin, de reconstituer le puzzle d’une vie, autour de ses figures masculines. Pour la narratrice, Ariane, qui se raconte avec courage et sincérité (comme dans le premier que j’avais tant aimé) il s’agit de mieux comprendre ce qu’elle vit et d’en cerner les raisons cachées, l’écho de blessures anciennes.

Il s’agit aussi de peindre la femme contemporaine dans toute sa complexité, ses ambiguïtés, ses contradictions, sa vanité, son masochisme aussi. Où le divorce entre la « maman » et la « putain » n’est jamais bien loin. Mais que se fait-on donc payer en plongeant tête baissée dans une situation douloureuse ? Est-ce le passé qui nous téléguide ? Comment écrire quand l’imagination fait défaut ? Le réel doit-il plier à notre créativité, ou l’inverse ?

Agathe Ruga déroule ici une trame somme toute assez classique : une femme mariée avec enfants, chroniqueuse littéraire à qui tout réussit (qui a « atteint les sommets », dira-t-elle) est victime du dédésir (sic) de son conjoint depuis des années et en a ras-le-pompon de son quotidien domestique de mère arrimée aux petits pots. Le burn-out parental guette et m’a par instants fait penser au terrible « Tenir jusqu’à l’aube » de Carole Fives.

Un soir au bar du coin entre copines, elle flashe sur Sandro, un serveur italien tatoué et dur à cuire, pas son genre à priori mais c’est justement s’égarer qui l’intéresse, briser sa famille Ricoré parfaite (qui, en plus, prend l’eau de toutes parts). Démarre alors le compte-rendu d’une obsession, la traque, les calculs, les œillades et les stratagèmes tels que nous les femmes, nous les connaissons et les aimons.

La narratrice raconte très bien cet envoûtement irrationnel qui présente tous les symptômes de la passion amoureuse et qui rappelle « Passion simple » d’Annie Ernaux (qui est d’ailleurs mentionné). Mais le garçon n’est pas exactement prêt à se laisser prendre aux filets clandestins de cette femme mariée, il a le sens de l’honneur, se refuse à n’être qu’un amant, il veut tout ou rien, s’échappe, s’enfuit, se fait insaisissable. Partant, la rend folle.

Elle va alors remonter le cours de sa vie pour comprendre la lointaine genèse de cette folie amoureuse. Ce sont déjà des parents qui divorcent quand elle a 4 ans, son frère quelques années de plus (frère à qui elle offre d’ailleurs deux pages de très émouvante déclaration d’amour). Puis c’est l’irruption dans la vie de leur mère (figure tutélaire de séductrice) de plusieurs beaux-pères successifs, dont un qui va particulièrement marquer la narratrice, Lolo, un compagnon attachant et bien décrit dont elle confesse le manque des années plus tard. On aime toujours ce qui s’enfuit.

Il y a aussi le père commerçant généreux aux grosses liasses de billets, toujours à l’écoute et de bon conseil, le Papy adorable qui n’avait pas sa langue dans sa poche… Tous ces pères que la vie nous offre, que l’on se crée, qui nous sculptent, qui sont nos balises sentimentales, viriles, morales. Ils ignorent pour la plupart l’importance qu’ils ont eue, ont et auront dans nos vies de femmes et pourtant chaque figure aimée laisse son empreinte dans notre existence femelle. Agathe Ruga explore avec une lucidité admirable les synchronicités, les ressemblances et les lointains échos (l’amant italien qui porte le parfum du père, le beau-père qui devient caviste…), montrant que la vie est un grand métier à tisser et que certains fils se rejoignent étrangement pour former un écheveau à la fois tendre et douloureux.

Elle a aussi pleinement conscience de la reproduction des modèles, d’une génération à l’autre, des erreurs que l’on commet en connaissance de cause. De comme nos erreurs et errements ressemblent à ceux de nos parents.

Je me repiquais une deuxième fois au fuseau du destin.

Elle parle également avec beaucoup de justesse de l’épuisement maternel, de tous ces rôles parallèles à tenir successivement quand on est une femme moderne, et comme la barre est placée haut pour être une wonder woman accomplie.

J’avais tous les symptômes de la dépression alors que je crevais d’amour.

Toute femme qui a un jour été hantée par un homme jusqu’au vertige, a désiré jusqu’à la nausée, oublieuse de tout le reste, toutes celles qui savent comme un seul être peut vous manquer et comme tout est dépeuplé, se liront sous la plume d’Agathe Ruga. La soif sensuelle, l’absence d’appétit, l’image de l’autre qui ne quitte jamais l’esprit, les stratégies pour le croiser, l’ennui de tout sauf de lui, l’absence à tout sauf à lui : toute femme ayant puissamment voulu un homme ne pourra que se lire et se reconnaître dans ce tableau passionnel. Avec un émerveillement à chaque fois renouvelé, une envie d’aimer intacte.

C’est encore la chanson de Barbara que j’entends en lisant ces émois du myocarde : « Chaque fois qu’on parle d’amour, c’est avec jamais et toujours, viens, je te ferai le serment qu’avant toi, y avait pas d’avant… » Mais, comme dirait la mère de la narratrice- « Il va falloir composer »- avec tout le sens de composition littéraire que j’entends ici : Agathe va « composer » un texte avec les fils dont elle dispose et tenter de faire quelque chose de beau avec l’existant. Et elle y parvient. Voilà sans doute ce qui permet « d’inventer nos vies », pour paraphraser un titre de Karine Tuil.

À travers la remontée des souvenirs, Agathe tente aussi de conjurer le temps qui passe et efface, avec en creux dans ce texte une difficulté à accepter le vieillissement et le temps qui défile, abîme et érode. Un désir de retrouver ses roaring twenties, la liberté, l’insouciance, le champ des possibles infiniment ouvert. Quand tout encore était à écrire..

Moi aussi j’ai eu 24 ans et je n’en ai jamais fait le deuil.

Avec ce récit, Agathe interroge le lien entre fiction et réalité, entre réel et imaginaire : a-t-on besoin de vivre les événements pour les écrire ? Devient-on un personnage de fiction dès lors qu’on couche nos vies sur le papier ? L’individu aimé en littérature devient-il éternel, en vertu de l’adage qui veut que « si un écrivain tombe amoureux de vous, vous ne mourrez jamais »? Le roman n’est-il là que pour fixer des instantanés, tout en posant des questions sans réponses ? Est-il une photo mise en mots ? Vit-on des choses « pour pouvoir les écrire », ainsi que le disait Annie Ernaux ? « On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va », écrivait Prévert. Voilà à quelle phrase je pense en quittant ces quelque 200 pages englouties en 24h, pages finalement assez mélancoliques, qui expriment bien l’inépuisable mystère du désir, les entailles laissées par l’abandon et cette inextinguible soif d’amour et d’extase qui est notre lot à tous…

  • et surtout à toutes.

Brillant !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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