Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (2019) – Jean-Paul Dubois

Vies et destins

Une grande fresque humaniste assortie d’une déchirante histoire d’amour, le tout mijoté lentement, avec humour, esprit, finesse, mélancolie, hauteur de vue, intelligence : ainsi va le Goncourt 2019 attribué à Jean-Paul Dubois pour son roman au titre à rallonge Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon.

Pour avoir lu un autre roman en lice pour ce même prix, Extérieur monde d’Olivier Rolin (que j’avais beaucoup aimé), je comprends pourquoi la récompense suprême a finalement échu à Jean-Paul Dubois. Car il a su sortir de son personnage pour se mettre au diapason et en empathie avec toutes les créatures de son histoire. Il a su prendre leurs yeux pour livrer aussi leur vision du monde (qui ne vaut pas moins que celle du narrateur ou la nôtre).

Cette approche humaniste offre une hauteur de vue de grande qualité à ce récit qui échappe à tous les écueils du manichéisme. Le lecteur suit la destinée de Paul Hansen (qui semble partager quelques ressemblances avec l’auteur, comme ses racines toulousaines et sa naissance un 20 février), un prisonnier qui partage sa cellule canadienne avec l’inénarrable Patrick Horton, un très attachant Hells Angel aux tournures irrésistibles, au bon sens proverbial, drôle comme tout et loin d’être un imbécile. Dubois rend hommage à l’intelligence des hommes, même les plus frustes en apparence, et nous invite à nous méfier des à priori.

De quoi s’est rendu coupable Paul Hansen pour finir au mitard, avec un seul toilette pour deux dans la même pièce ? Le personnage va nous raconter son incroyable histoire, par vastes chapitres à rebours, jusqu’au drame final, qui m’a tiré des larmes. Né d’une mère française et d’un père pasteur danois, rien ne destinait Paul à atterrir dans cette zone minière peu amène de Thetford Mines, encore moins à finir entre quatre murs.

Jean-Paul Dubois nous livre la vie de cet homme, qui tient beaucoup du bon samaritain, mais sans mièvrerie ni prosélytisme : Paul est juste quelqu’un de bien, à la suite de son père, le peu conventionnel pasteur qui se découvrit sur le tard une passion pour le jeu. C’est ce que j’ai aimé avec ce roman : les personnages ne sont jamais là où on les attend. Paul et ses vingt ans de bons et loyaux services à la résidence l’Excelsior où il officie comme intendant (factotum, homme à tout faire, assistant social, infirmier, réparateur multi fonctions… ) mais aussi sa rencontre hautement romanesque avec l’indienne algonquine Winona, pilote de Beaver risque-tout, femme miracle, forte et fascinante, fantasque et courageuse, et leur chienne Nouk.

Ode à la liberté et éloge du risque, ces passages de vol sans entraves aux côtés de la femme qu’il aime, les surprises qu’elle lui réserve, mais aussi la tendresse qui les lie à ce chien qui comprend tout, m’ont littéralement bouleversée. On retrouve ici un souffle romanesque puissant, celui des pionniers, des premiers aviateurs, des chercheurs d’or, des terres intouchées. Et Jean-Paul Dubois a de merveilleuses fulgurances amoureuses…

Sur l’eau comme dans les airs, sur la glace ou à travers les nuages, Winona semblait douée des mêmes facultés que son ami le colibri, capable de décoller en un clin d’œil et de voler dans tous les sens. Comme celui de l’oiseau, son cœur savait aussi s’adapter aux circonstances du moment, accélérant dans la passion, ralentissant pour rendre justice à la raison. Il était infiniment facile d’aimer une femme pareille, de partager ses réveils, de se coucher près d’elle et de ressentir que ce seul moment magique signait la fin de l’Age sombre. Ma femme était à la fois la cape, la baguette, le lapin et le chapeau. Comment la même femme pouvait-elle conduire un avion, m’aimer, sauver sa chienne, supporter l’Excelsior, jaillir des neiges et des eaux, croire au pouvoir d’un oiseau tout en donnant à chacun l’envie de vivre et le goût du bonheur ? Je l’ignorais.

Toutefois, si la liberté intéresse Jean-Paul Dubois, il est aussi beaucoup question de sa privation et d’enfermement. C’est là que le roman prend son tour le plus contemporain, le plus sociétal. Paul, longtemps libre d’agir à sa guise au sein de l’Excelsior, va voir son quotidien basculer (et devenir une nouvelle prison) à l’arrivée d’un nouveau manager, incarnation d’une gestion aussi déshumanisée qu’absurde :

D’affable chambellan sous le règne d’Alexandre, je devins très vite l’acariâtre concierge du mandat segwickien.

La scène de l’accident d’ouvrier est, à ce titre, particulièrement éloquente, tout comme les nouvelles consignes interdisant Paul de rendre des services, ou cette ultime scène d’humiliation suite à sa baignade clandestine. On sent bien là que Jean-Paul Dubois a noté finement les involutions de l’époque qui va jusqu’à verbaliser le don de nourriture aux sans-abris et vide de leur sens les ressources humaines des entreprises.

L’auteur nous prouve avec ce livre qu’il est un très sagace romancier-sociologue, qu’aucune créature, quels que soient son milieu ou son apparence, ne saurait échapper à son sérum de vérité romanesque. Qu’il s’agisse des éructations de Patrick Horton (qui n’en font pas moins un homme adorable) ou des corps huilés des privilégiés (parfois retors et traîtres), tout est bon pour s’attaquer avec brio à la comédie humaine contemporaine :

C’était une journée idéale. Une fin d’après-midi brûlante avec un coefficient humidex vertigineux, l’heure

où les guêpes venaient boire et les propriétaires rafraîchir leurs mauvaises pensées tout en cherchant des raisons d’en sécréter de nouvelles. L’heure où derrière chaque slip de bain se cachait un démon en puissance. Une heure qui m’était interdite, comme toutes les autres d’ailleurs. Pourquoi ? Parce que. L’heure où les crèmes protectrices avaient des réflexes de classe, où les Martini sentaient la fin de partie, où les plus vieux s’accrochaient à leur vie flottante.

Je n’ai eu de cesse de souligner, corner des pages, relire des passages, songeant au challenge que serait cette critique. Et c’est sans doute à cela qu’on reconnaît un grand, très grand livre. A notre impossibilité à le circonscrire, à le cerner totalement. J’ai été dévastée par la tragédie finale du personnage mais plus encore par la justesse avec laquelle il dit la réaction des hommes face à l’inacceptable..

(…) les invisibles boîtes noires de l’esprit qui jamais ne restitueraient les morts, les pensées, la fureur, la panique et la douleur des dernières secondes (…) où il faut bien se réconforter en se racontant des conneries sur la puissance des oiseaux, la patience des loups, la bienveillance des dieux, le dressage des lapins d’église et jusqu’à la solidité des avions (…) des mots à peine savants, juste aboutés, collés les uns aux autres pour tromper l’attente, élever un mur de fortune, à la va-vite, entre soi et la nouvelle qui vient.

Humour, sagesse, tendresse, mélancolie, ironie, causticité mais aussi lyrisme, sentiment, finitude, incompréhension existentielle, solitude… Ce roman est un roman total, qui n’oublie rien. Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon est un puissant shot d’humanité dans son entièreté la plus renversante.

Avec ce roman, Jean-Paul Dubois me fait penser à Kundera et à son insoutenable légèreté de l’être, qui a si bien su dire l’Homme et sa condition dans toute sa fragilité, sa petitesse et sa grandeur, selon les instants.

Grandiose.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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