La femme peuplée
De la même manière qu’il est impossible de traiter de la question du silence sans se pencher sur ce qui le nie (le bruit) (comme dans le passionnant essai de Jérôme Sueur), aussi est-il inenvisageable de s’occuper de solitude sans évoquer son contraire, la présence des autres.
Le titillement de la vie n’est que le titillement d’autrui. Comment vivre sans interlocuteur ? Je suis seule parce que je suis sans les autres- qui pourtant sont là. Oublier qu’ils existent, ne plus les attendre ! Faire avec la solitude, faire sans les autres ! Autant dire : faire sans moi.
Toujours difficile de classer les œuvres de Claire Fourier, qui semble prendre un malin plaisir à changer de genre à chaque parution : le dernier s’intéressait à un épisode de la guerre d’Indochine, le précédent était une explosion de sensualité hédoniste, celui d’avant revenait sur les souvenirs bretons de l’auteur.
Cette fois, nous voilà face à l’essai/journal de bord philosophique d’une femme solitaire qui cherche à circonscrire et appréhender le « noyau d’abîme » ou « l’amande d’absence », beaux synonymes de la solitude qui est le lot quotidien de l’écrivain.
C’est de solitude, rien que de solitude, que nous mourrons. Comment pourrions-nous mourir d’autre chose ? Un jour vient où nous mourons d’une dose trop forte de ce que nous sommes et dont nous avons vécu.
Entre dialogues décalés et cocasses (avec un médecin, un voyagiste), réflexions existentielles et mystiques sur la déréliction profonde de l’Homme, observation fine et attentive des inaliénables « prochains », croisés qui dans une salle d’attente, qui dans une rame de métro, Claire Fourier nous entraîne dans les méandres et les trésors de son esprit à ressorts, plein de vitalité, d’humour et de sensibilité. J’ai beaucoup pensé à deux chansons en lisant ce texte : « Les uns avec les autres » de Fabienne Thibault et « Le temps qui reste » « de Serge Reggiani, qui pourraient aisément en constituer la bande originale.
J’ai été infiniment touchée par l’empathie profonde et authentique qui sourd de ces 188 pages au cours desquelles l’auteur creuse, retourne et fouille l’insondable solitude métaphysique, c’est un peu foutraque mais toujours fantaisiste, c’est plein d’exclamations et de lyrisme, de tendresse et d’intelligence. Chaque livre de Claire Fourier m’apparaît comme une irrésistible invitation à vivre, à exister pleinement, à « bouffer » du réel, à plonger dans la chair, l’émotion et les regards, et ce dernier texte ne déroge pas à la règle.
Des larmes, du rire, des sécrétions, du lyrisme, des couleurs, quoi ! Pas un sépulcre blanchi ! Ah, se rincer l’œil ! Ah, croquer la vie à belles dents ! Ah, lutiner un corps à belles mains ! Ah, s’envoyer en l’air sous le plafond d’une chambre ! Ah, ma libido, ah ! Mon flux vital ! Ah me faire culbuter ! Physiquement ! Mentalement ! Affectivement ! Ah, courir dans tous les sens ! Ah, me saouler de vin, de sexe, de gens, y compris ceux de la télé !
Il est aussi une formidable main tendue, une déclaration d’amitié, d’amour même (tant de « I love you… ») au lecteur et à autrui, pour lesquels l’auteur confie être « broyée par la pitié ». C’est que Colombelle est une hypersensible, une hyper-empathe très « poreuse » aux chagrins et à la solitude inavouée de ceux qui l’entourent, « crucifiée » par le besoin d’aimer. Il y a du Christ dans l’attitude de l’auteur qui aimerait être en capacité de prendre sur ses épaules la douleur du monde, d’alléger toutes les peines qu’elle rencontre. Et, en même temps, aussi indispensables et vitaux sont-ils, les autres peuvent aussi être un fardeau, il peut se creuser tant de fossés entre nous.. Claire Fourier balaie ces contradictions apparentes en brossant portraits et situations servant sa brillante démonstration dont la conclusion est sans appel :
C’est la conscience de la solitude qui fait des êtres humains une communauté. (…) Souvent dans la promiscuité on n’aime pas ; dans la distance on aime..
Ainsi tout serait une affaire de « distance » à doser avec autrui, savoir s’ouvrir puis savoir se replier, selon les jours. Sans oublier la question de Dieu. Même si Claire confie aux dernières lignes son sentiment de n’avoir « pas su dire la solitude humaine », il ressort de ce texte un grand allant, un grand élan et beaucoup de trouvailles, de fulgurances et de beauté.
Dans « Tout est solitude », on sourit beaucoup, on est ému et on se sent moins seuls : n’est-ce pas le but de toute littérature ?