Tueurs (2022) – Jean-Michel Espitallier

Impitoyable cruauté

Un soldat pose devant la caméra, un pied sur l’un des cadavres : « Avant, c’était un être humain. » Il rit.

C’est un livre dont on « ne sort pas indemne » comme on dit. Une succession de tableaux qui donnent tout leur sens à l’adjectif « atroce ».

J’avais gardé de Jean-Michel Espitallier le souvenir déchirant de son journal de bord après le décès de sa femme, une « Première année » qui m’avait considérablement remuée, en ce qu’elle disait des pouvoirs guérisseurs de l’écriture, mais aussi de ce besoin de consolation impossible à rassasier à la perte d’un être chéri.

Ici, la littérature sert à nous renvoyer le plus terrible reflet de l’humanité via ces « images » numérotées, au nombre de cent, qui disent, avec une froideur clinique et documentaire, le pire dont est capable l’humain. Car il s’agit bien d’êtres du même règne que nous lecteurs, et pourtant on a du mal à croire que ces barbares ont quoi que ce soit à voir avec notre sensibilité.

On peine à reconnaître le Fils de l’Homme et la Femme dans ces silhouettes qui mutilent, fouettent, électrocutent, découpent, pendent, lacèrent, traînent, éviscèrent, mitraillent, jettent du haut d’immeubles, dévorent, lâchent les chiens, violent, détruisent. La voix blanche du narrateur, avec sa focalisation neutre, ne fait qu’ajouter à l’effroi ressenti face à l’expression de ces visions d’horreur.

Cela se passe en Irak, au Vietnam, en Afghanistan, en ex-Yougoslavie, en Algérie, au Cambodge, au Rwanda, sur tous les théâtres du monde où les hommes se font la guerre et doivent faire parler leurs ennemis. Où ils doivent obéir aux ordres. Où il doivent liquider hommes, femmes et enfants sans états d’âme. Jean-Michel Espitallier fait alterner les scènes documentaires très brèves et les témoignages directs de SS, Khmers rouges et autres mercenaires du sang versé. Il a cette manière de couper les scènes au beau milieu d’une phrase (« Les chiens… »), au moment le plus critique, comme au cinéma la technique du cliffhanger, pour nous donner à entendre la voix des bourreaux entre deux tableaux et entretenir le suspense.

Quiconque a une âme et un cœur fonctionnels ne pourra qu’être terrorisé par cette lecture qui donne à voir le versant le plus noir de l’humanité. Sa face insensible, sordide, rigolarde face à la douleur, inaccessible à la moindre pitié, comme ayant quitté le territoire des siens, de la raison et de la sensibilité.

En lisant, terrifiée, ces pages mortelles, j’ai pensé comme Térence s’était trompé en écrivant Je suis homme, rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Les hommes présentés ici diront pourtant que « tuer pouvait être banal » et qu’ils voulaient « bien faire leur travail ». Reviennent souvent ce que soulève Primo Levi (cité à la fin, sans surprise, tant il est d’échos à « Si c’est un homme » dans ce texte) à savoir cette déshumanisation totale, l’abandon de tout espoir quand l’humain humilie, dégrade, écrase un autre. Désire éteindre toute étincelle de dignité. J’ai bien sûr pensé aux « Bienveillantes » de Littell en me rappelant qu’il s’agissait bien d’hommes capables d’infliger ça à leurs semblables. Ce sont des âmes damnées, mais des hommes quand même, hélas. Même les animaux pourtant ne sont pas capables d’une telle cruauté sans merci. Les animaux ne rient pas devant la souffrance d’un autre qui se vide de son sang.

J’ai songé à la phrase si célèbre de Hobbes : L’homme est un loup pour l’homme. Oui, ici, oui, des loups face à des visages suppliants qui ne leur inspirent aucune retenue, des loups surtout quand ils obéissent aveuglément, surtout quand on les autorise à lâcher la bride à leurs plus bas instincts, qu’on leur donne un blanc-seing sur la vie d’un autre, qu’on leur apprend que les hommes n’en sont plus vraiment. Quand on réifie son semblable, qui soudain n’est plus qu’une chose, de la viande, un paquet, un « formulaire ». Quand on dénie à l’autre le caractère sacré de sa vie.

On parle de gens comme de corps.

Les miliciens, les mercenaires, sont sur des théâtres de guerre pour gérer des flux de prisonniers, pour faire fonctionner la machine à broyer, celle de « l’extraordinaire banalité du mal » pour reprendre Arendt. On cherche (presque) en vain un témoignage de regret, de remords, un vestige de culpabilité mais ils ne sont pas légion, loin de là. Et c’est peut-être le plus terrible dans tout ça, cette indifférence face à l’ignoble. La plupart des voix entendues ne distinguent plus le bien du mal, et n’ont pas de sévérité face à leurs propres actes. Ils referaient la même chose. Ils confient parfois qu’au début c’est difficile de tuer et puis c’est comme tout, on s’y fait. On remplit sa mission, même si elle inclut de canarder des bus remplis d’enfants. On en rigole, même.

Est-ce qu’on ne pourrait pas trouver des gens qui feraient le boulot pour une chambre à coucher ?

J’ai parfois eu du mal à poursuivre la lecture tant je peinais à affronter ces scènes qui montrent des hommes au sadisme décomplexé, trouvant du plaisir et de la joie à humilier, effrayer, torturer, et qui posent tous sourires et endimanchés devant des pendus, des charniers, des amas de corps brûlés. Car il n’y a pas que ceux qui baissaient la tête face aux ordres reçus, ne voyant pas d’issue. Il y a ceux qui y mettaient du zèle, allaient plus loin que ce qui était demandé. Qui sont d’authentiques tueurs. J’ai songé à la prose au ras du sol et des sucs de Pierre Guyotat et ses monstrueuses scènes guerrières de « Tombeau pour cinq cent mille soldats » ou « Éden, Éden, Éden ». La lecture de certaines pages de Jean-Michel Espitallier est parfois insoutenable, même pour les lecteurs aguerris et avertis. Ces pages nous giflent en nous forçant à affronter le visage le plus abject de l’humanité, celui qui sourit devant l’horreur. Celui qui n’a plus d’humain que le nom. L’ultime rejeton psychopathique d’une civilisation sans Dieu, sans sacré, dans laquelle « la méchanceté était à la mode » (et les exemples variés abondent…). Ici, on se rappelle les vers de Dante dans l’Enfer : « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir. »

Je suis fier des crimes qui me sont imputés.

J’en ai collé deux au mur, j’ai confié leur âme à Dieu et je les ai flingués.

Je vous épargne les passages les plus ignobles, les plus atroces. Vous les découvrirez si le cœur (bien accroché) vous en dit. Arrivée aux dernières pages, les mots implacables des rescapés de l’horreur, celle qu’ils ont vue de leurs propres yeux dans les camps, les voix croisées de Primo Levi et Robert Antelme.
Des mots qui confessent in fine l’incompréhensible, l’absurdité, l’indifférence du monde extérieur face à l’ignoble. L’éternelle question ouverte des raisons de la barbarie.

« Ici, il n’y a pas de pourquoi. »

« On peut brûler des enfants sans que la nuit remue. »

Et l’infini « Je ne sais pas » des bourreaux enfin interrogés.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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