Un jeune homme prometteur (2014) – Gautier Battistella

Tuer le frère

Ça pourrait être n’importe qui. Le narrateur n’a pas de prénom, pas de parents, il vient de Labat – là-bas – il a une Mémé et un frère putatif répondant au (sur)nom de Jeff, sa voisine est une sorcière  (finalement bien-aimée) qui écrit et raconte des histoires : voilà pour le cadre et les types littéraires universels présents dans le merveilleux premier roman de Gautier Battistella.

Un récit d’un peu plus de 400 pages qui hésite entre le conte, le Bildungsroman, le drame social et le roman picaresque, mais qu’on aurait tort de réduire à ces différentes filiations. L’auteur fait en effet souffler sur ses pages un vent très contemporain qui lui permet de peindre un tableau très acide de la société du moment et de ses mœurs. Ainsi du petit landerneau germanopratin littéraire dont le tout à l’ego est brillamment étrillé par la plume colorée et corrosive – aux formules hilarantes – de l’écrivain toulousain.

Modernité formidable aussi dans ce métatexte permanent, dans ce roman en train de s’écrire et qui se raconte comme tel, dans cette histoire d’écrivain peinant à écrire et contant ses errements, ses errances, ses hésitations. Il y a à la source de cette histoire la question identitaire – le narrateur ignore tout de ses parents et leur quête constitue la pierre angulaire du roman – corrélée à celle de la légitimité que l’on s’accorde pour devenir ce que l’on est – et pour s’autoriser à écrire, en l’occurrence. Ce n’est d’ailleurs finalement qu’une fois le puzzle entièrement reconstitué – à la tout fin – que le livre sera écrit, enfin.

Pourtant, Battistella aime jouer avec le lecteur, le faire entrer dans les coulisses et les cuisines de la création, en lui offrant en quelque sorte l’illusion qu’il pourrait en dévier le destin. Attitude que l’on retrouve dans son second roman, Ce que l’homme a cru voir – même si de manière moins prononcée – et qui semble être une marotte chez ce romancier : je te montre que tout cela n’est qu’un théâtre, un jeu de faux-semblants et pourtant, tu y crois, n’est-ce pas ? On dirait que c’est vrai, on nous dit que c’est faux – on ne sait plus rien et cet égarement est délicieux. C’est que Battistella a du talent pour la prestidigitation littéraire, le mélange des genres, et qu’il le fait avec brio, fantaisie et un humour ravageur permanent qui ne verse jamais dans la posture mais fait toujours mouche. Il va même jusqu’à s’autoriser plusieurs twists acrobatiques dans les dernières pages, qui donnent – malin, l’artiste –  immédiatement envie de reprendre le livre depuis le début. Il se permet même des giclées de gore, et ce dès les premières pages, ce qui donne à ce roman une intensité dramatique très réussie – et renverra tout lecteur à ses lointaines et curieuses cruautés d’enfant.

Ayant lu son second roman, je distingue des thèmes chers à cet écrivain, à commencer par celui du passé toujours présent, du poids de l’enfance, de l’importance prépondérante de l’histoire familiale – avec notamment, ici encore, une place considérable accordée au frère. Les racines géographiques aussi sont essentielles, avec toujours cet ancrage midi-pyrénéen, qui à Verfeil dans Ce que l’homme a cru voir, qui à Labat ici. En partage aussi ces serments et promesses indéfectibles que l’on tient envers et contre tout en vertu d’anciennes amitiés et de vieilles admirations, mais aussi les révélations fracassantes qui rebattent les cartes du destin.

Je retrouve également avec une joie sans mélange la plume si sensorielle de cet auteur, son sens pointu des petits détails très cinématographiques qui font ressentir et apparaître les scènes sous nos yeux (la nourriture, les décors, la météo même !), son talent pour parler de sexe, mais aussi son univers très onirique qui fraie sans vergogne avec la poésie ou le fantastique. Pour moi, Un jeune homme prometteur est encore plus savoureux que celui qui suit (pourtant dieu sait si je l’ai aimé) car il est plus varié, plus dense et ambitieux, brasse davantage de genres, recèle davantage de suspense – et est aussi beaucoup plus drôle. Les passages sur le monde littéraire, sur Carole Lasse et Aurélien Courtois, les extraits de leurs interviews et le traitement que leur réservent les médias sont à hurler de rire tant ils sont bien trouvés. Le personnage de Philippe Grêle est également très drôle par son nihilisme assumé, son j’m’en-foutisme revendiqué si politiquement incorrect.

Comme dans son second roman, le narrateur est une forme de anti-héros, un personnage auquel on hésite à s’attacher car il présente des travers et des troubles déconcertants, parfois repoussants. Mais ce livre fonctionne comme une catharsis et bientôt, le lecteur se prend d’une étrange amitié pour cet homme imparfait, écorché, si peu sûr de ce qu’il est – et qui, dans ses excès, ses humeurs et ses emportements lui ressemble parfois, qu’il le veuille ou non. Qui fait réellement ce que lui rêve secrètement de faire.. (du moins, c’est ce que le lecteur a cru voir…) N’était-ce pas Cioran qui disait que chacun, avec ses fantasmes de meurtres, traînait derrière soi un « cimetière » ? J’ai également songé à la bande dessinée de Manu Larcenet, Blast, lorsque l’auteur s’attaque aux transes criminelles du narrateur  – réelles ou fantasmées –  tout l’art de Battistella est de nous laisser sans réponse précise.

Pour l’éblouissement fulgurant du moment, le fantastique si bien rendu, enfin l’explosion créative – comme si soudain tuer donnait l’en-vie. Pour moi, le narrateur n’est pas ce Rastignac de la quatrième de couverture, il n’est pas non plus ceux auxquels j’ai pu penser comme Georges Duroy de Bel-ami. S’il est séducteur, ce n’est ni par intérêt, ni par ambition personnelle. Il agit au nom de l’Art et de sa défense. For a greater good, comme le dit la formule. Ce qui le ronge et le meut c’est, dans un même mouvement de comprendre qui il est et que Justice soit rendue. Cela s’exprime par le piétinement des limacesl’extermination des gastéropodes – une métaphore réjouissante pour exprimer le dégoût et la hargne. Le narrateur est une forme de Dexter littéraire, un redresseur de torts qui se fait fort de régler leurs comptes à ceux qu’il estime devoir y passer car ne sont que des imposteurs et des traîtres à la littérature qu’ils prétendent défendre et incarner – et que lui aime véritablement, lui qui a goûté aux talents de vraie conteuse de sa voisine, Mme Petrovna, depuis son plus jeune âge.

Le narrateur se fait une très haute idée de la littérature – au fond, il n’y a que cela qui compte pour lui. Elle est la vie, tout le reste n’est rien. Il n’est pas vénal, ni en quête de pouvoir, ni ne veut se taper toutes les filles de Paname. Il veut devenir un artiste, un vrai, et en côtoyer de vrais aussi, de ceux qui ne mentent pas, en espérant qu’ils pourront lui apporter des réponses, et être pour lui un mentor – un père, peut-être. Côté filiation littéraire, on serait davantage du côté de La Peau de chagrin, pour le côté surnaturel du roman, du Dr Jekyll and Mr Hyde pour le versant maléfique du narrateur. On note aussi une évolution assez importante de ce dernier à compter de son arrivée en Thaïlande, ce qui tend à faire signe du côté de l’espoir : même lorsque tout semble perdu, la chance peut parfois vous sourire et le soleil revenir.

On retrouve le schéma classique du conte et ses conventions : les éléments perturbateurs, les rebondissements, les sages proverbiaux  (cette chère Mémé aux précieux  conseils), les adjuvants  (qui n’en sont pas toujours, ou qui ne sont que des hommes..), et puis la possibilité d’une réconciliation, d’un rafistolage de la destinée, comme seuls savent en concocter les contes… Ou bien la vie, cette romancière sans pareille ? Quoiqu’il en soit, et même si (ou parce que) Gautier Battistella prétend que les femmes droguées aux adjectifs sont les plus dangereuses, je vous enjoins absolument à lire ce roman fantasque, haletant, ambitieux, hilarant, poétique, punk, singulier, drolatique – bien plus que prometteur – résolument fantastique.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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