Une maison de poupée (1879) – Henrik Ibsen

L’honneur retrouvé de Nora Helmer

Quelle meilleure journée que celle des « droits des femmes » pour parler d' »Une maison de poupée », cette pièce de théâtre mythique du danois Ibsen? Sortie en 1879, elle n’a en vérité pas pris une ride et les questions qu’elle soulève sont toujours aussi actuelles.

Sise dans le bourgeois salon des Helmer, Une maison de poupée nous fait rencontrer Nora, une épouse bourgeoise et désœuvrée mariée à Torvald, un directeur de banque aisé avec qui elle a 3 enfants. La poupée du titre, c’est elle, que son mari appelle aussi son « alouette », son « petit oiseau chanteur » : elle n’est là, pour lui, que pour l’agrément, pour s’occuper des enfants et pour pépier des niaiseries.

Et c’est vrai qu’elle est guillerette et ne débite que des fadaises, apparaît comme une écervelée immature sans la moindre pensée à elle, une petite fille uniquement désireuse de divertissement et ne vivant que pour son mari et ses enfants :

Oh ! Christine, comme je me sens légère et heureuse ! C’est tout de même bien d’avoir vraiment beaucoup d’argent et de ne plus avoir à se faire de soucis. Arrêtez avec vos histoires ! Soyons gais, soyons gais ! (…) J’ai follement envie de m’amuser aujourd’hui !

Pourtant, au fil de la pièce, le personnage de Nora va gagner en épaisseur et en courage et va même complètement se transformer dans les dernières pages, à la fin de l’acte III.

La situation de départ est simple : Nora a contracté une dette auprès d’une connaissance, l’avoué Krogstad, durant la maladie de son mari, sans que celui-ci le sache. À cette époque, une femme n’est pas en droit de prendre des décisions financières, seul son mari est autorisé à le faire. Nora est donc d’une certaine manière « hors-la-loi » et cache ce secret à Torvald.

La visite inopinée de son amie Madame Linde, en difficulté matérielle et en quête d’un travail, va donner un coup d’accélérateur à l’intrigue et précipiter Nora dans une impasse. En effet, sur supplication de sa femme, Torvald accepte de donner un travail à Mme Linde dans sa banque, mais celle-ci devra prendre la place de l’avoué Krogstad, qui sera licencié. Ce dernier la supplie alors à son tour d’intercéder auprès de son époux, afin de garder son emploi… sans quoi il la menace de tout lui révéler sur sa dette.

Ce chantage à base de lettre, et les moyens pour Nora d’empêcher Torvald de découvrir le pot-aux-roses, constituent la clef de voûte des deux derniers actes. Mais à ma grande surprise, la pièce prend un tour dramatique que les claquements de porte et autres valses de personnages entrant et sortant n’annonçaient pas (on était davantage du côté de la comédie voire du vaudeville, d’ailleurs l’un des personnages avoue son secret béguin à Nora).

Ibsen semble avoir voulu écrire une pièce sur la condition des femmes, sur leur dépendance matérielle à l’homme et sur l’illusion d’un épanouissement domestique artificiel. Il a aussi voulu peindre une femme soudain dessillée sur celui qu’elle croyait connaître, mais qui lui apparaît comme un « étranger » à la faveur d’une réaction inattendue. Car malgré tous les efforts de Nora, Torvald va lire la lettre faisant état de la dette de sa femme. Et sa réaction sera sidérante.

Alors que quelques lignes plus tôt, il chantait ses louanges en la réifiant littéralement (elle est son « bien le plus précieux », sa « propriété », puis elle devient soudain « une hypocrite », « une menteuse » auprès de laquelle il convient désormais seulement de « sauver les restes, les résidus, les apparences »). Ce revirement incroyable montre que la femme n’est pas censée sortir du rôle précis qu’il lui a été assigné par son mari et que cet amour conjugal était bien fragile et superficiel.

Nora reste silencieuse et semble sous le choc, accuse le coup et essuie les odieuses semonces de Torvald sans mot dire. En l’espace de quelques pages, Ibsen jongle avec les rebondissements puisque une nouvelle lettre arrive à la porte dans laquelle l’avoué Krongstad indique qu’il a déchiré la reconnaissance de dette de Nora. Et alors que Torvald la vouait aux gémonies un instant plus tôt, le voici qui revient vers elle tout sucre et tout miel en lui disant que tout est oublié et qu’il lui a « pardonné ». (!!)

Mais Nora va se révéler bien plus que cette petite chose vulnérable et idiote à la merci d’un mari qui ne la voit que comme une potiche à déguiser et à traîner au bal. Elle réalise dans un éclair qu’elle n’a « quitté les mains de [son père] que pour passer dans [les siennes] » et qu’elle passe à côté de sa vie, de ce qu’elle se doit à elle-même. Elle comprend que Torvald ne l’a jamais ni considérée ni estimée à sa juste valeur :

Cela fait huit ans que nous sommes mariés. Est-ce que tu ne te rends pas compte que c’est la première fois que nous parlons sérieusement ensemble, toi et moi, en tant que mari et femme ? (…) Vous ne m’avez jamais aimée. Vous avez simplement trouvé que c’était amusant d’être amoureux de moi. (…) Notre foyer n’a pas été autre chose qu’une salle de jeux. Ici, chez toi, j’ai été femme-poupée, comme j’étais la petite poupée de papa, quand j’habitais chez lui.

Elle décide alors de prendre une décision radicale qui, en 1879, est inimaginable :

Il faut que je fasse en sorte de m’éduquer moi-même. Tu n’es pas homme à pouvoir m’aider dans ce domaine. C’est une affaire qui ne regarde que moi. Et c’est pour cela que je te quitte maintenant.

Torvald aura beau lui rappeler ses « devoirs » envers lui et les enfants, Nora a pris une décision irrévocable, qui est de respecter ses devoirs envers elle-même avant tout. Il lui rappelle qu’il n’y a « personne qui sacrifie son honneur pour l’être qu’il aime », ce à quoi elle répond :

C’est pourtant ce que des centaines de milliers de femmes ont fait.

Une pièce de théâtre initiatique qui révèle une femme à elle-même et lui rappelle la fidélité et le respect qu’elle se doit, sans lesquels elle ne pourra être heureuse et vivre l’amour véritable. La naissance d’une conscience de soi, l’envie d’être vraiment aimée, de ne plus simplement être une figurante, de varier les rôles et les plaisirs, de conquérir avec courage sa liberté : tels sont les grands enseignements féministes de cette pièce aux accents très contemporains. Inspirant !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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