Variété I et II (1924) – Paul Valéry

L’orage vient de finir, et cependant nous sommes inquiets, anxieux, comme si l’orage allait éclater. Presque toutes les choses humaines demeurent dans une terrible incertitude. Nous considérons ce qui a disparu, nous sommes presque détruits par ce qui est détruit ; nous ne savons pas ce qui va naître, et nous pouvons raisonnablement le craindre. Nous espérons vaguement, nous redoutons précisément ; nos craintes sont infiniment plus précises que nos espérances ; nous confessons que la douceur de vivre est derrière nous, que l’abondance est derrière nous, mais le désarroi et le doute sont en nous et avec nous. Il n’y a pas de tête pensante si sagace, si instruite qu’on la suppose, qui puisse se flatter de dominer ce malaise, d’échapper à cette impression de ténèbres, de mesurer la durée probable de cette période de troubles dans les échanges vitaux de l’humanité. Nous sommes une génération très infortunée à laquelle est échu de voir coïncider le moment de son passage dans la vie avec l’arrivée de ces grands et effrayants événements dont la résonance emplira toute notre vie.

Dieu que la fréquentation des grands esprits raffinés et lucides est rafraîchissante, enthousiasmante, inspirante, par les temps totalitaires qui courent et nous privent de tous les vrais débats essentiels. De tous les débats porteurs de vérité (mot tabou) : sur l’esprit, l’Europe, les rêves de l’Homme, les espoirs, les émois et les fables de l’animal humain, son parcours à travers les siècles, l’apport des grands poètes et penseurs…

Les constats de Paul Valéry sont sans appel, dès l’écriture de cet essai dans les années 30. Et on ne peut plus valables aujourd’hui.

L’Esprit est en vérité cruellement atteint ; il se plaint dans le cœur des hommes de l’esprit et se juge tristement. Il doute profondément de soi-même. (…) D’où vient cette grande pitié des choses de l’Esprit, cette détresse, cette angoisse des hommes de l’Esprit ?

J’émerge renversée, admirative à l’extrême et émue aux larmes (surtout par la page 306) de la lecture impromptue de ce merveilleux essai. Essai qui devrait être remboursé par la sécurité sociale tant il arme l’esprit, l’âme et le cœur, en offrant une hauteur réflexive de première qualité à l’individu assoiffé d’altitude intellectuelle. Et désireux de remettre l’église au milieu du village. De dézoomer par rapport au présent si asphyxiant. De re-définir ce qui nous entoure.

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est à dire : un petit cap du continent asiatique?

Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est à dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps?

Qu’il parle de l’Europe, de la Méditerranée (pages sublimes), des singularités civilisationnelles de « l’esprit européen », des auteurs comme Racine, Stendhal, Baudelaire, Verlaine, Huysmans, Paul Valéry est toujours brillant, émouvant, pertinent, diablement original, qu’il s’agisse du fond comme de la forme. Homme de lettres, immense poète, ami des plus grands (dont Mallarmé), l’auteur du « Cimetière marin » était également un critique littéraire d’une finesse sidérante et un observateur passionné des méandres de l’humanité, des mythes et de l’histoire des Hommes. Son érudition jamais jargonnante, sa sensibilité, sa générosité transpirent à chaque ligne de « Variété », et le lecteur se sent rehaussé, fortifié par l’offrande de ces réflexions si intelligentes.

Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? (…) Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme.

Ce n’est pas tous les jours qu’il nous est donné de sortir plus malin d’une lecture. On se sent aussi plus de discernement et de courage pour affronter la réalité de 2022, aussi terrible soit-elle.

Je pourrais appliquer à Paul Valéry ce qu’il disait d’un ami féru d’algèbre :

Je trouvai dans mon visiteur un de ces esprits pour lesquels le mien se sent un faible.

« Variété » se lit comme le journal tenu par un intellectuel ami, qu’il nous prêterait par gros temps, pour nous abriter, pour trouver refuge et retrouver espoir. Pour sentir comme une communauté d’esprits, une communion de pensées, traversant les mêmes orages, à plusieurs décennies d’écart. Un esprit redoutablement délié qui, malgré sa clairvoyance, conserve un humanisme et un optimisme formidables et nécessaires : des pages urgentes, vitales, d’une actualité sidérante- indispensables actuellement.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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