Vers la violence (2022) – Blandine Rinkel

Tu seras un homme, ma fille

Le livre s’ouvre comme un conte, ou une image d’Épinal : un père joue dans les vagues avec sa fille, Lou, la narratrice qui dit « je » ; il lui raconte des histoires de monstres et de mythes, elle y croit comme croient les enfants ceux qu’ils aiment, il sourd une complicité riante et rieuse entre eux, dès l’entame du récit. Du conte, on pense pourtant à « Peau d’âne », avec ce père qui promet à sa fille qu’il l’épousera une fois adulte. Dès l’entrée de « Vers la violence », Blandine Rinkel pose les bases nuancées, ambiguës, sourdement violentes aussi, de ce lien complexe qui unit Gérard à sa fille Lou, un lien qui mêle Éros et Thanatos, comme nous le verrons (et comme l’annonce le titre).

« L’imagination est plus importante que le savoir »

Dans la bouche du père, un imaginaire mythologique foisonnant auquel s’abreuve l’enfant, une bulle intime unique qui m’a immédiatement rappelé le roman de Marie-Sabine Roger, « Loin-Confins », qui est aussi affaire d’histoires rocambolesques que raconte un « roi déchu » à sa princesse de fille émerveillée.

Les histoires qu’on raconte ou qu’on se raconte, l’invention de nos vies, les fictions que l’on bâtit, les masques que l’on revêt pour tenter de mettre à distance le réel (mais qui ne sauraient duper les vrais lecteurs !), la manière d’enjoliver la réalité vécue, le détour par la création pour mieux exprimer la vérité : autant d’axes et de thèmes qui filent la totalité de ces 368 pages ardentes, courageuses, attachantes- et surtout terriblement vraies.

Le premier inventeur, le sorcier, le magicien, pour Lou, c’est Gérard, un homme pour qui « la réalité n’était pas un sujet qui lui tenait à cœur », au point de se construire un personnage aux aventures variées (limite mythomane) mixant les données biographiques (la marine, la police, son détour par l’armée) aux fantasmes et aux autres exagérations tout marseillaises- d’ailleurs son berceau natal.

Gérard pourrait faire sienne cette phrase de Pagnol :

« Je n’exagère pas : je magnifie. »

Il y a la mère aussi, en arrière-plan, l’émouvante Annie, celle qui « savait aimer » et qui choisit d’épouser Gérard car il était un véritable remède à l’ennui, avec ses histoires à dormir debout, son flingue et sa moustache. La petite Lou (j’allais écrire : la petite Blandine) est enfant unique, et le livre est aussi le lieu où l’on interroge ce qu’est une famille, les joies ensemble, mais aussi la solitude en l’absence de fratrie, la cellule évaporée à la séparation des parents.

Il y a aussi, et surtout : l’éducation « viriliste » de la petite fille, sous la houlette de Gérard le fort en gueule, Gérard et ses blagues gauloises, Gérard et son Sig Sauer dans la table de nuit, dont les explosions de rage masquent en vérité mal les failles profondes, les secrets et les non-dits. Un père aux réactions agressives parfois disproportionnées (les avant-bras serrés pour un noyau de litchi pas craché au bon endroit), aux phrases assassines et définitives (« Je ne veux pas te voir à mon enterrement ») et dont l’attitude au fil des années côtoie, chemine, voisine et sinue « vers la violence ».

Blandine Rinkel a ce talent de la ligne de crête, de la peinture du personnage « humain, trop humain », imparfait, bourré de défauts, parfois insupportable mais bouleversant. Gérard est comme tous les hommes virils élevés à l’ancienne : aimant son enfant (souvent mal(adroitement)), incapables de verbaliser ses sentiments, n’ayant que mépris pour la fragilité et les larmes « de fillette »..

[Comme ces pages m’ont parlé…]

La jeune Lou, qui n’est qu’admiration, confiance et tendresse pour son paternel, est donc élevée selon sa méthode, comme « un petit monstre de virilité ». Points saillants de cette dernière : amour du risque, « sensation du couteau » (vivre des événements qui vous font vous sentir vivants), viande de cheval (source de « guérison » magique), combativité, goût de la liberté, pas de sentimentalisme, brutalité, discipline, peu d’attaches. De ces préceptes, Lou gardera à jamais la trace, se muant en « femme-soldat » de la danse, exerçant son corps jusqu’à l’épuisement, ou noyant démons et fantômes dans une sexualité étrange à base de « sommeil bleu » (narcose suite à étranglement).

« Mon méchant, mon salaud, mon formidable père à moi »

Blandine Rinkel bâtit un texte plein de surprises, qui ménage ses effets et son rythme, ses pulsations. Ce n’est qu’au milieu du livre que le lecteur apprend le fin mot de la « vie d’avant » de Gérard et le terrible drame qui coûta la vie à ses deux premiers enfants. L’auteur fait également entrer dans le roman des extraits de « notes pour autobiographie » de Gérard, compilées vers la fin de sa vie et qui permettent de remettre le personnage en perspective. Un homme blessé, écorché vif, désireux de tester la vie, de la mettre en péril et à l’épreuve pour mieux en éprouver, en faire jaillir le goût. Comme on imagine fermer les yeux sur l’autoroute à pleine vitesse, Gérard lâche la laisse de son chien pour le bonheur de le retrouver. Place sa famille dans un rafiot incertain, par excès de confiance en la vie, sans doute. Au mépris des conséquences, brûler la vie par les deux bouts pour en sentir le brasillement physique. S’enivrer jusqu’à s’écrouler, proférer des menaces cruelles, suspendre un chien dans le vide, « il ne m’a jamais frappée avec ses mains, mais… » : c’était aussi Gérard. Gérard et son « bureau ovale » dans lequel l’enfant, telle l’épouse de Barbe-Bleue, n’a pas le droit d’entrer. Gérard et sa gouaille de marin, ses collègues à surnom, Gérard et ses « plaies tues », et sa confession intime :

« Quelque chose en moi voulait détruire. »

J’ai lu dans plusieurs critiques que ce livre serait une sorte de charge dénonçant la « violence virile » de l’éducation donnée par certains pères. Mais c’est ne pas comprendre que si l’on veut la force de caractère, l’intensité, l’ardeur, la joie, la puissance, la persévérance (dont est douée Lou), il faut en accepter les sombres versants. Faire une lecture moralisatrice de « Vers la violence » serait lui ôter la force tellurique du « ça », la solidité masculine du « Yang » que ce superbe livre met en exergue. Il est un revers à toute médaille, l’Homme est comme un « chien-loup » : sans doute la virilité se paie-t-elle d’une certaine violence intrinsèque, de sentiments refoulés aux marges de la personnalité, d’une sensibilité muselée. Mais ses précieuses qualités se paient à ce prix, depuis la nuit des temps.

J’ai aimé la sauvagerie, la tendresse brutale de cette enfant et de son père, leur liberté, leur singularité, leur solitude, leur force de vie – la sincérité absolue, le courage qui file chaque ligne de ce texte, et jusqu’à la douleur de la lucidité qui se fait peu à peu jour et qui culmine dans la lettre de fin de Lou à son père. La chute des idéaux, condition initiatique de passage à l’âge adulte… « Mon enfance s’est achevée un soir de mars », écrira celle qui appelle ses parents par leur prénom d’un bout à l’autre du texte.

Blandine Rinkel exprime avec une grande pertinence l’ambivalence des sentiments qui nous unissent à nos parents, que nous finissons par juger parfois sévèrement. Et puis il y a aussi que, malgré cette éducation testostéronée, et même si Lou ne « supporte pas » qu’on lui rappelle sa beauté, la jeune femme n’est pas si « garçon manqué » que cela. Elle va tout de même rencontrer l’amour avec Raphaël (« Quand je l’ai rencontré, ce sont ses mains qui m’ont ravie ».. beauté), s’épanouir dans une sexualité complice et sensuelle de la plus émouvante des manières. Comme quoi, un père extrêmement viril, impressionnant, limite violent, suscitant une « inquiétude magnétique »,

ne dégoûte pas forcément les femmes des hommes.

Un récit qui est aussi une déclaration d’amour protéiforme, bondissante, émouvante : aux chemins de traverse et aux paysages français, au désir amoureux flamboyant, et surtout à la danse, clef de voûte de la destinée de Lou, manière de sublimation artistique des souffrances lancinantes qui autrement achèveraient. Blandine Rinkel, danseuse de métier, sait de quoi elle parle et elle en parle bien : les passages qu’elle consacre à son art sont d’une grande beauté et intensité. La danse comme une sorte d’exorcisme créatif, la troupe/le collectif, comme une néo-famille pleine de bruit et de fureur.

J’ai été happée et touchée en plein cœur par ce texte- dont j’aurais également pu intituler la critique « Les guerres de mon père », « Guerre(s) et père » ou même « Les faims de Lou » (tant il sera question de cet animal et de ce qu’il symbolise dans ce récit). Je me souviendrai avoir pleuré plusieurs longues minutes sur la page 327 et ses vérités rarement soulevées en littérature :

(…) Combien de personnes sait-on par cœur, comme on se sait soi-même- ou mieux- sans doute, comme on ne sait que ceux qu’on aime ?

« Vers la violence » est cette tentative- grandiose, si réussie – de cerner les contours de l’Homme, son côté loup, cruel, ambigu, en même temps que son versant « chien », joyeux, protecteur, assoiffé de vie et de liberté. Un texte qui offre une peinture de père d’une complexité admirable, sans manichéisme aucun, un tableau qui touche juste, vrai et beau à chaque ligne et dans laquelle, je crois, tant de femmes- tant de filles –

se liront.

Renversant.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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