Tu seras un homme, ma fille
Le livre s’ouvre comme un conte, ou une image d’Épinal : un père joue dans les vagues avec sa fille, Lou, la narratrice qui dit « je » ; il lui raconte des histoires de monstres et de mythes, elle y croit comme croient les enfants ceux qu’ils aiment, il sourd une complicité riante et rieuse entre eux, dès l’entame du récit. Du conte, on pense pourtant à « Peau d’âne », avec ce père qui promet à sa fille qu’il l’épousera une fois adulte. Dès l’entrée de « Vers la violence », Blandine Rinkel pose les bases nuancées, ambiguës, sourdement violentes aussi, de ce lien complexe qui unit Gérard à sa fille Lou, un lien qui mêle Éros et Thanatos, comme nous le verrons (et comme l’annonce le titre).
« L’imagination est plus importante que le savoir »
Dans la bouche du père, un imaginaire mythologique foisonnant auquel s’abreuve l’enfant, une bulle intime unique qui m’a immédiatement rappelé le roman de Marie-Sabine Roger, « Loin-Confins », qui est aussi affaire d’histoires rocambolesques que raconte un « roi déchu » à sa princesse de fille émerveillée.
Le premier inventeur, le sorcier, le magicien, pour Lou, c’est Gérard, un homme pour qui « la réalité n’était pas un sujet qui lui tenait à cœur », au point de se construire un personnage aux aventures variées (limite mythomane) mixant les données biographiques (la marine, la police, son détour par l’armée) aux fantasmes et aux autres exagérations tout marseillaises- d’ailleurs son berceau natal.
Gérard pourrait faire sienne cette phrase de Pagnol :
« Je n’exagère pas : je magnifie. »
Il y a la mère aussi, en arrière-plan, l’émouvante Annie, celle qui « savait aimer » et qui choisit d’épouser Gérard car il était un véritable remède à l’ennui, avec ses histoires à dormir debout, son flingue et sa moustache. La petite Lou (j’allais écrire : la petite Blandine) est enfant unique, et le livre est aussi le lieu où l’on interroge ce qu’est une famille, les joies ensemble, mais aussi la solitude en l’absence de fratrie, la cellule évaporée à la séparation des parents.
Blandine Rinkel a ce talent de la ligne de crête, de la peinture du personnage « humain, trop humain », imparfait, bourré de défauts, parfois insupportable mais bouleversant. Gérard est comme tous les hommes virils élevés à l’ancienne : aimant son enfant (souvent mal(adroitement)), incapables de verbaliser ses sentiments, n’ayant que mépris pour la fragilité et les larmes « de fillette »..
[Comme ces pages m’ont parlé…]
La jeune Lou, qui n’est qu’admiration, confiance et tendresse pour son paternel, est donc élevée selon sa méthode, comme « un petit monstre de virilité ». Points saillants de cette dernière : amour du risque, « sensation du couteau » (vivre des événements qui vous font vous sentir vivants), viande de cheval (source de « guérison » magique), combativité, goût de la liberté, pas de sentimentalisme, brutalité, discipline, peu d’attaches. De ces préceptes, Lou gardera à jamais la trace, se muant en « femme-soldat » de la danse, exerçant son corps jusqu’à l’épuisement, ou noyant démons et fantômes dans une sexualité étrange à base de « sommeil bleu » (narcose suite à étranglement).
« Mon méchant, mon salaud, mon formidable père à moi »
« Quelque chose en moi voulait détruire. »
J’ai aimé la sauvagerie, la tendresse brutale de cette enfant et de son père, leur liberté, leur singularité, leur solitude, leur force de vie – la sincérité absolue, le courage qui file chaque ligne de ce texte, et jusqu’à la douleur de la lucidité qui se fait peu à peu jour et qui culmine dans la lettre de fin de Lou à son père. La chute des idéaux, condition initiatique de passage à l’âge adulte… « Mon enfance s’est achevée un soir de mars », écrira celle qui appelle ses parents par leur prénom d’un bout à l’autre du texte.
Blandine Rinkel exprime avec une grande pertinence l’ambivalence des sentiments qui nous unissent à nos parents, que nous finissons par juger parfois sévèrement. Et puis il y a aussi que, malgré cette éducation testostéronée, et même si Lou ne « supporte pas » qu’on lui rappelle sa beauté, la jeune femme n’est pas si « garçon manqué » que cela. Elle va tout de même rencontrer l’amour avec Raphaël (« Quand je l’ai rencontré, ce sont ses mains qui m’ont ravie ».. beauté), s’épanouir dans une sexualité complice et sensuelle de la plus émouvante des manières. Comme quoi, un père extrêmement viril, impressionnant, limite violent, suscitant une « inquiétude magnétique »,
Un récit qui est aussi une déclaration d’amour protéiforme, bondissante, émouvante : aux chemins de traverse et aux paysages français, au désir amoureux flamboyant, et surtout à la danse, clef de voûte de la destinée de Lou, manière de sublimation artistique des souffrances lancinantes qui autrement achèveraient. Blandine Rinkel, danseuse de métier, sait de quoi elle parle et elle en parle bien : les passages qu’elle consacre à son art sont d’une grande beauté et intensité. La danse comme une sorte d’exorcisme créatif, la troupe/le collectif, comme une néo-famille pleine de bruit et de fureur.
J’ai été happée et touchée en plein cœur par ce texte- dont j’aurais également pu intituler la critique « Les guerres de mon père », « Guerre(s) et père » ou même « Les faims de Lou » (tant il sera question de cet animal et de ce qu’il symbolise dans ce récit). Je me souviendrai avoir pleuré plusieurs longues minutes sur la page 327 et ses vérités rarement soulevées en littérature :
(…) Combien de personnes sait-on par cœur, comme on se sait soi-même- ou mieux- sans doute, comme on ne sait que ceux qu’on aime ?
se liront.
Renversant.