Yeux Noirs (2016)- Frédéric Boyer

Cet obscur objet du désir

Nous ne sommes qu’un bric-à-brac de paroles. Et notre simple humanité tient tout entière là-dedans.

Difficile d’exprimer pourquoi un livre vous a renversé, quand celui-ci l’a fait de la première à la dernière ligne ; quand vous n’avez eu de cesse de souligner, de dessiner des cœurs dans la marge, de faire des pauses pour réfléchir à telle ou telle phrase qui percute vos propres obsessions, les yeux parfois humides, le cœur prêt à exploser, quand aussi vous avez souri, beaucoup aussi, que vous vous êtes dit tant de fois « Cet homme lit dans mes pensées ». Tant de fois je me suis lue, reconnue dans les phrases de l’auteur que c’en est bouleversant.

Voilà dans quel état d’esprit j’ai traversé le texte de Frédéric Boyer, le premier que je lis de lui, après l’avoir entendu brièvement dans une vidéo lire un passage d’un de ses derniers textes (une onde de choc pour moi), il me fallait urgemment me faire une idée de l’individu, savoir à qui j’avais affaire.

Avec l’espoir vain que quelque chose surgisse et éclabousse tout.

C’est maintenant chose faite – et ce n’est pas une mince affaire que de faire un sort critique à ces 200 pages somptueuses, d’une profondeur poignante, d’une douceur, d’une beauté, d’une poésie comme j’en lis assez rarement. Une voix qui m’a fait chavirer aussi car elle me rappelle et convoque à son insu d’autres émois littéraires- Jean-Marie Rouart (dans « Nous ne savons pas aimer » où il fait remonter ses souvenirs amoureux), Emmanuel Venet (notamment « Rien » et les amours célébrées au Negresco), Eric Fottorino (dans « Baisers de cinéma » et cette mère toujours fuyante) pour ne citer qu’eux. Des voix qui ont tenté, elles aussi, avec esprit, grâce, humour et tendresse, de dire l’amour insaisissable et les femmes enfuies, le mystère des jeunes années, le temps dont on ne sait pas ce qu’il fait de nous et les abîmes du vertige sensuel.

Mais Frédéric Boyer a « ce tout petit supplément d’âme, cet indéfinissable charme », étant traducteur et éditeur (notamment de la Bible, excusez du peu), exégète des grands mystiques et intense lecteur de poésie : on peut raisonnablement attendre d’un tel profil une autofiction sortant des sentiers (re)battus.

La promesse est tenue avec cet énigmatique « Yeux Noirs » (tout est dans les majuscules annonçant une forme d’allégorie) paru en 2016 et qui est un travail littéraire, poétique et métaphysique qui prend sa source autour d’un épisode mémoriel marquant du narrateur/auteur : un émoi sensuel indéfini entre un petit garçon de 6 ans et sa jeune chaperonne de pensionnat chez les nonnes.
« On ne sait pas si quelque chose de réel s’est produit », dit-il, toutefois à partir de cet épisode trouble et troublant, le narrateur va se construire un double qu’il pourra convoquer à loisir et en lequel il pourra se confier (« Ô Lac »). Et ce regard d’onyx le hantera à jamais, surtout après le départ définitif de la jeune femme. Qu’il n’aura de cesse de poursuivre à travers d’autres. De recréer par la mémoire et l’écriture.

Nos dons ne s’équilibrent jamais (…) à partir de cet instant je compris que Yeux Noirs n’appartiendrait qu’à moi. LÀ-HAUT dans ce ciel vide de l’enfance. Son regard ne m’aura jamais fui mais il se confondrait pour toujours avec la nuit. Celle qui ne s’efface jamais de nos cœurs, la nuit des tout-petits. Celle de l’effroi dont nous sommes les seuls à avoir les preuves.

L’entrée est un peu raide moralement, je le conçois, surtout quand on repense au tollé qu’ont fait les confessions de Vanessa Springora racontant comment ses 13 ans ont inspiré Gabriel Matzneff.. (d’autant que rebelote vers 13 ans quand le narrateur rencontre une violoniste irlandaise de 26 ans qui jette son dévolu sur lui)

Mais le génie de Frédéric Boyer, c’est d’en dire assez pour qu’on comprenne de quoi il retourne, pas suffisamment pour qu’on puisse incriminer qui que ce soit, le tout exprimé avec une langue d’une telle poésie qu’il devient difficile d’émettre un jugement éthique tant l’emporte la grâce littéraire.

Cette beauté que je vis sans la voir

De cette complexe et ineffable réminiscence liminaire, Frédéric Boyer tisse une sorte de chambre d’échos amoureux, qui le relient et le ramènent à d’autres femmes, comme autant de manières d’explorer et de comprendre ce premier souvenir, étrange et fascinant. Se déploie alors sous les yeux du lecteur un labyrinthe mémoriel très émouvant, dans lequel on croise des figures féminines marquantes et singulières, si incroyablement croquées qu’on ne peut qu’admirer le regard de celui qui les (ré) invente par la magie de sa prose. Ainsi de cette tante Jeannette rondelette, pieuse et gémissante, de cette Allemande décharnée et exhibitioniste qui lit du Rilke, ou de cette amante aux mœurs sexuelles incompréhensibles, rencontrée sur un bateau. Les femmes fascinent l’auteur, c’est une évidence, et les détours qu’il prend pour l’exprimer sont autant de façons d’explorer les différents visages, mystérieux et difficiles, de la Femme. La Femme telle qu’elle joue, souffre et se dérobe (Diane), la Femme douce et porteuse de réminiscences inattendues (Yoanna), l’oie blanche étudiante.. Mais la femme telle que « Yeux Noirs » est apparue au narrateur échappera toujours. Voilà qui me ramène aussi « Aux amours » de Loïc Demey, qui tenta lui aussi de rejoindre la Femme évanescente.

L’unique chair de notre mémoire, ce sont les mots.

Frédéric Boyer raconte et théorise, narre et poétise. Mais l’immensité universelle de son texte, c’est de souvent changer son « je » en un « nous » enveloppant et touchant, tout en appuyant ses introspections sur les grands penseurs mystiques et les poètes. On rencontrera ainsi Saint Paul, e.e cummings (mon bien aimé), Paul Claudel (aussi), Simone Weil ou encore Sainte Thérèse D’Avila. Car non, cette autofiction n’est pas un exercice nombriliste et égocentré, quand bien même le point de départ serait cet inconnu qui nous parle et nous raconte ses histoires de cœur et de fesses (et dieu que les deux sont liés et comme c’est bien exprimé).

L’amour ne peut espérer rien d’autre que d’apparaître et disparaître comme ce minuscule phare clignotant guidant au large sans loi ni raison les navires de nos existences en perdition.

Frédéric Boyer recherche un temps perdu, évanoui, et plonge dans une réflexion ambitieuse sur l’enfance, le travail de la mémoire, le caractère éphémère de nos vies et de nos attachements à nos « brèves amours éternelles » (pour plagier Andréï Makine), les années qui défilent sur l’enfant que nous fûmes, et qui parfois ne parvient pas à distinguer le rêve de la réalité. Des remontées aux accents très proustiens :

L’enfance resurgit ainsi dans ma vie avec une régularité de vieille horloge abandonnée et qui sonne à des heures inconnues la traversée des miroirs.

L’auteur déploie aussi tout un champ réflexif et sensible passionnant autour de la question de la dépendance et de l’addiction, qu’elles soient liées à une personne ou à une substance, en rappelant qu’elles sont cet appel du néant auquel « l’enfant solitaire que nous resterons tous jusqu’à la fin » a parfois tant de plaisir à se soumettre.

Et n’être toujours pas libéré du tourment de craindre de n’avoir jamais la force de prendre le chemin que j’aurais voulu prendre.

« L’enfance est l’insaisissable sujet dont je voudrais traiter ici », écrit l’auteur dès les premières pages, et ce sujet sera traité avec tant d’élégance, de profondeur, de sensualité, de spiritualité que je suis instantanément tombée amoureuse de cette voix, trouvant en elle comme une sorte de parent sensible. Il n’est besoin pour moi que de citer quelques phrases pour comprendre comme je me suis reconnue dans le (ô si romantique, ô si lyrique) miroir de papier que m’a tendu Frédéric Boyer.

Je dévorais les histoires qui parlaient de retrouvailles impossibles après de longues années d’exil et de solitude. (…) Je n’ai depuis jamais supporté que les étreintes avec l’autre puissent s’effacer, s’oublier, que l’on ait pu connaître cette intimité avec quelqu’un, et qu’elle puisse prendre fin comme un événement absolument vide d’engagement et de finalité. (…) Finalement la succession des êtres dans une existence a la tristesse des listes et des répertoires qui jaunissent et sont lentement pulvérisées par l’oubli ou la crainte d’avoir à retomber une par une, dans le souvenir, sur ces présences volatilisées.

Grandiose texte sur l’enfance, l’amour et le temps, à l’appui des plus grands penseurs, « Yeux Noirs » dit aussi comme l’amour et la sexualité sont des dons permettant d’accéder à des secrets existentiels. Qu’ils sont in fine, si on veut bien leur accorder le temps et l’attention nécessaires, le plus merveilleux moyen de nous révéler notre destination, d’accéder à l’autre et à ses « tourments » les plus intimes, les plus enf(o)uis.

Et de tenter de l’en délivrer.

Chef-d’œuvre.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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