Baleine (1946) – Paul Gadenne

Une charogne

Que Baudelaire me permette d’emprunter le titre de son chef-d’œuvre pour parler de ce cadavre de baleine échouée, qui va plonger un jeune couple dans une méditation sur la beauté, Dieu et la finitude- d’un raffinement sans pareil.

Dès les premières lignes, on est saisi par la splendeur ciselée de la langue de Paul Gadenne, auteur français hélas connu seulement des puristes des belles lettres. L’indécision et le mystère planent sur l’endroit, les raisons, l’intrigue, on subodore une atmosphère de menace sourde, de presque fin du monde, mais tout cela est purement secondaire. Seule compte la question posée alors par une passante à un groupe de gens « écroulés sur le velours » (le lexique de l’effondrement hante tout le texte) :

– Savez-vous qu’une baleine vient de s’échouer sur le rivage ?

Une masse blanche qui brillait comme une carrière de marbre et qui va intriguer Pierre et Odile, amoureux qui se comprennent sans un mot, singulièrement complices. Bouleversant leurs plans initiaux de thé chez une Comtesse, ils prennent la route pour aller voir de leurs propres yeux cet événement, cette gélatine pourrie. Le lecteur comprend confusément qu’il s’agit là pour ces jeunes individus de se confronter à la réalité de la finitude, à l’effondrement (ici symbolique, tout est d’ailleurs symbole dans ce texte).

Il est question pour eux de faire un pas vers la vérité. Le trajet sur le bord de mer, la route et les bois, et au loin la rumeur des flots, est déjà une invitation au voyage initiatique, à quitter les repères habituels. Puis, la Bête apparaît, elle et sa vie éteinte, majestueuse masse inorganique, et le récit prend son envol. Paul Gadenne a le génie des formules simples et somptueuses dont l’esprit, cherchant à magnifier la trivialité sans la dénaturer, m’a rappelé Baudelaire mais aussi Lautréamont. La manière à la fois poignante et extraordinaire dont il parle de la couleur de cette charogne marine m’a renversée :

C’était un blanc sans lumière, un blanc gelé, entièrement refermé sur lui-même, tournant le dos à toute gloire, avec une résignation à peine pathétique, vraiment le blanc d’une baleine qui ne faisait pas d’histoires, qui fuyait l’éloquence et défiait terriblement les mots (…) Ce blanc aurait pu être celui de certaines pierres dont l’effort vers la transparence s’est heurté à trop d’opacité (…)

« Baleine » nous montre que la beauté est dans l’œil de celui qui regarde, qui voit dans un corps gisant un diamant, une église, une fleur. Un « enchantement pourrissant », pour paraphraser Apollinaire, qui jette Pierre dans une vaste réflexion sur les couleurs, leur splendeur, qui fait apparaître la putréfaction comme une nouvelle éclosion, à travers des images sublimes et synesthésiques. Un corps- cathédrale comparé à un mausolée :

Les teintes de la mort sont exquises : parfois nous croyions voir s’entrouvrir une rose. (…) c’était un hypogée dont le marbre aurait eu des tendresses de fleur.(…) C’était une vaste effusion à la face du ciel, et qui n’attendait pour se parfaire qu’un rayon plus tiède, une caresse plus active de l’air. Demain, sur cette lisière de sable, le soleil viendrait consommer la débâcle, et l’on verrait Yorick soupeser dans ses mains le crâne d’Horatio.

Vanitas, vanitatis… La pensée de Pierre s’emballe comme une tempête, face à cet effondrement général, à ce laboratoire écroulé qui pourrait bien réconcilier ciel et terre et ouvrir à une méditation mystique. Cela ne manquera pas. Bien vite, les images de la Bête se chargent d’un poids biblique, le cadavre ramène à des âges testamentaires, aux premiers récits du monde :

Les eaux du déluge se retirant, nous marchions sur cette vase étrange où la mort est grouillante, où se lèvera le blé des pharaons. (…) Nous étions là, attendant, avec une énorme impatience, la forme qui allait sortir du creuset où clapotait le monde en ébullition, ce monument d’équilibre et de stabilité, autour duquel déjà résonnait la trompette de l’Archange. (…) Que ton règne arrive – ah, qu’il arrive !- Nous avons soif de ce qui dure. Nous avons assez respiré le soufre des flambées éphémères, assez pleuré sur les cycles fermés du temps !

Odile est en retrait, Pierre ne peut à cet instant partager cette émotion métaphysique avec elle car il fallait soit être seul, soit être avec son semblable, et la jeune femme ne l’est pas tout à fait. Pourtant, Pierre dira se rappeler alors « comment sa silhouette divisait la mer », métaphore biblique si elle en est ! Pierre et Odile, « témoins impuissants et précaires », « êtres de hasard, imperceptibles, en proie aux astres, échoués sur les plages d’une Nature sans évènements », ont la tragique conscience de leur fin et de la fin d’un monde. N’oublions pas que Paul Gadenne a écrit ce texte juste après la 2ème guerre mondiale, quand tout était à réinventer face aux décombres. Quand il ne restait plus rien de ce en quoi on croyait.

Ainsi cette charogne n’est-elle pas seulement une « bête ensablée », elle est « une planète morte », l’image même de la défaite. Le couple repart sonné, conscient que plus rien ne sera comme avant. La marche parallèle du monde, le contrôleur du tramway qui continue de contrôler, personne ne se doute de rien, le vaste monde poursuit sa course folle. Pourtant, l’ultime dialogue entre Odile et Pierre qui clôt le texte, montre bien dans quelle hébétude existentielle la scène passée les a jetés. Bouleversée, Odile ne peut pas même finir sa phrase, c’est au lecteur de deviner son « idée inexprimable » :

J’aurais voulu croire qu’il existait une catégorie d’êtres, mais pourquoi une catégorie ? ne fût-ce qu’un seul être, qui ne fut pas…

J’ai inscrit dans la marge : « mortelle ? » Sans doute. Voilà qui me ramène à cette phrase lue une fois et jamais oubliée, titre d’un livre photographique d’Édouard Boubat avec des textes de Christian Bobin, et qui pourrait bien résumer la somptueuse et déchirante question posée par Paul Gadenne dans ce texte : Donne-moi quelque chose qui ne meure pas.

Chef-d’œuvre chimiquement pur.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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