A l’est d’Eden (1952) – John Steinbeck

Saga America

Quand 786 pages passent comme un rêve, comme un tourbillon, que vous ne voulez pas en sortir, qu’arrivé à la dernière ligne, vous n’avez qu’une envie, revenir à la première page, alors vous savez que vous êtes face à l’un de ces bouquins qui comptent, de ceux qui vous marqueront au fer rouge et à vie.

Vous savez aussi que quelque chose d’indéfectible, d’ineffaçable, vous liera à celui (en l’occurrence) qui a mis cet ouvrage entre vos mains et sans qui, sans doute, vous l’auriez, au mieux, lu tard, au pire, jamais lu.

Donc grâces soient rendues au Dr Thibault Lenormand qui se reconnaîtra ici et qui a su mettre ces pages sur ma route ! Reconnaissance éternelle. Je sors renversée par cette lecture si immersive, si admirablement attachante que j’ai eu l’impression de vivre, pendant quelques semaines, avec les Trask et les Hamilton, là-bas, en Californie du Nord, dans la vallée de Salinas, tant je suis montée très haut dans les cieux littéraires – avec aucune envie d’en redescendre.

Pourquoi donc ? Parce que East of Eden est un livre total qui n’oublie aucun thème, qui n’ennuie jamais, un livre universel, à la fois humble et somptueux, qui balaie à la fois l’Histoire en plongeant très loin dans les méandres de l’âme humaine dans un souffle vertigineux qui vous laisse pantois, béat – heureux. Le titre dit déjà bien toute l’envergure de l’œuvre : il s’agit d’un allusion à un verset de la Genèse, tiré de l’histoire de Caïn et d’Abel :

Caïn se retira de devant l’Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l’est d’Éden.

Et de frères ennemis, il sera bien sûr question dans cette fresque familiale qui traverse trois générations issues de deux familles : les Trask et les Hamilton. Ce n’est sans doute pas un hasard d’ailleurs si nous retrouvons les initiales de Caïn et Abel dans Charles et Adam Trask, puis dans les jumeaux, enfants d’Adam, Aron et Caleb.

Nombreux sont les personnages de cette saga – saga qui est aussi un feuilleton (son découpage en courts chapitres le permet), une série, une tragédie, un documentaire, un récit historique, un poème en prose, un traité de philosophie, un polar ou un film d’action. Oui, tout cela à la fois, vous avez bien lu. Malgré la profusion des personnalités dans cette œuvre, le génie de Steinbeck, c’est de n’en laisser aucun de côté : tous sont fantastiquement caractérisés, avec un souci du détail et une finesse psychologique d’orfèvre. L’action se situe entre la fin du XIXème et le début du XXème, à l’époque des pionniers américains, peu après le gold rush : de nombreuses familles sont venues des quatre coins du monde s’installer dans l’eldorado de l’Oncle Sam.

Les familles que nous suivons sont toutes deux des propriétaires terriens, qui exploitent des hectares de terre en Californie. Elles ne roulent pas forcément sur l’or mais elles sont heureuses de pouvoir vivre du fruit de leur labeur. Et puis, chez Steinbeck, la question de l’argent est assez claire :

Gagner de l’argent ! dit Lee. Si c’est votre but, il est assez facile à atteindre, Mais, à quelques exceptions près, ce n’est pas l’argent que les gens recherchent. Ils veulent du luxe, de l’amour et de l’admiration.

Toutes générations confondues, les personnages s’intéressent davantage au chemin qui mène au gain, à l’aventure, sont animés par les défis, la route à parcourir, mais non vraiment par la fin, par l’aspect pécunier des choses : c’est un angle singulier que j’ai noté. A chaque fois qu’un personnage gagne une grosse somme, on s’attendrait à une explosion de joie – elle n’a jamais lieu et leur comportement face à l’argent est du ressort ou de l’indifférence, ou du mépris, voire de la colère.

C’est une source de dissension et de malentendu que Steinbeck pointe très bien et avec une grande justesse. East of Eden est un livre plein de sagesse, dont les deux personnages-pivots sont Samuel Hamilton, le patriarche, et Lee, le domestique chinois des Trask (mon personnage préféré entre tous). Ils sont tous deux des êtres lumineux, chaleureux, réconfortants, à l’écoute, vers lesquels convergent successivement tous les personnages en quête de réponses. Lee, comme Samuel, possèdent ce petit supplément d’âme, ce quelque chose de très socratique, puisqu’ils mettent en place une véritable maïeutique face à leurs interlocuteurs.

Sans jamais les juger, ils les interrogent, les poussent à se remettre en question sans jamais chercher à choisir la facilité.

Un auditeur attentif suffit parfois pour clarifier les pensées.

Comme j’ai eu envie, moi aussi, de pousser, un jour de lassitude, la porte des Trask et de m’asseoir à la table de la cuisine, de boire le café de Lee et de lui demander ce qu’il convient de faire dans telle ou telle situation. J’imagine que je ne suis pas la seule !

Elle resplendissait, elle portait en elle un rire aussi contagieux que la varicelle, elle avait la gaieté qui illumine les jours et les êtres.

– As-tu connu famille plus heureuse que la nôtre ? – Non, mais cela venait de nous, et non de la terre.

Ce qui est fantastique chez Steinbeck, entre autres géniales qualités, c’est cette absence totale de manichéisme. Aucun personnage n’est caricatural, tous ont une face sombre et une face lumineuse, et leur humanité est si parfaitement rendue que chacun pourra aisément s’identifier à tel ou tel personnage de l’histoire, se retrouver dans leurs comportements, leurs réactions : ce sont des caractères universels, valables partout et de tous temps.

Il y a assez peu de femmes dans ce livre, je me suis demandé si le sexe féminin n’était pas pour Steinbeck finalement le plus grand des mystères… Alors, bien sûr, il y a Cathy/Kate, l’âme damnée au visage d’ange, celle par qui tout bascule, celle qui demeurera sans doute le personnage le plus sibyllin, dont on ignore au fond les motifs et les desseins, qui aura tout fait pour s’éviter le bonheur, pour détester le plus grand nombre. Pourtant, malgré toute les abominations de sa personne, il demeure quelque chose d’attachant dans cette femme : je pense que c’est tout l’art de Steinbeck, cette profonde empathie pour ses créatures qui fait que même le plus sombre personnage suscite notre émotion.

La solitude de Cathy, sa douleur, son acharnement à la haine, à fuir toute paix, faisant d’elle-même sa première victime, finissent par nous émouvoir. Il est question dans ce livre de secrets, de non-dits, de filiation, de bonheur en famille, d’amitié, d’amour, de confiance, d’ambition, des liens du cœur qui sont aussi forts que les liens du sang (voire davantage!) : autant de thématiques éternelles que Steinbeck fait vivre avec une maestria incroyable dans cette histoire qui jamais ne saurait ennuyer une seule ligne.

Le découpage rapide en chapitres brefs, le sens dynamique de la narration, le style (impeccablement rendu par l’excellente traduction de Jean-Claude Bonnardot) et les dialogues vivifiants, pleins d’éclat, rendent la lecture fluide et aisée : East of Eden est un véritable page-turner qu’on croirait né du meilleur scénariste de tous les temps.

Je disais qu’il s’agissait d’une fresque totalement immersive : à tel point qu’il m’est difficile ici d’organiser mon propos, tant il y aurait de choses à dire, tant l’on se sent proche des personnages et de leur vie qu’on absorbe tout, on s’engouffre aveuglément dans ce récit plein de verve, de vie, de rebondissements et de philosophie. Steinbeck nous plonge dans une atmosphère chaleureuse, émouvante, gorgée de bonté et d’humanité qui fait du bien à l’âme et réchauffe le cœur.

On sent chez lui une intense compassion pour les turpitudes de ses semblables, et une indulgence pour leurs erreurs et leurs errements, qui rassure et rassérène le lecteur, par effet-miroir ou par catharsis. J’ai lu que l’auteur avait fait plusieurs années de recherches documentaires sur sa région natale pour nourrir historiquement son récit. On voudrait en lire tous les jours, des livres d’Histoire comme celui-là ! Steinbeck nous offre une plongée historique passionnante dans ces années où tout était encore à conquérir, ces années qui forgèrent le mythe de l’American dream et du self-made man, ce temps où à cœur vaillant, rien d’impossible, où tout était ouvert et accessible aux âmes courageuses et entreprenantes que défis et risques n’effrayaient pas.

Mais East of Eden ne se réduit jamais à aucun genre, ne se laisse enfermer dans aucune case, et c’est d’ailleurs la difficulté première à laquelle je me heurte maintenant : que dire, il y a tant de choses à écrire… Je ne dois pas oublier de dire que ce livre est aussi un chant d’amour lyrique en direction de la vallée natale de l’auteur, celle de Salinas. Que de belles descriptions de la flore locale, au rythme des saisons, des éclosions, des terres qui donnent, des gelées et des pluies… Steinbeck possède, en plus du reste, des qualités littéraires et poétiques bouleversantes qui ajoutent, si besoin en était, à la richesse de cette œuvre en tous points parfaite.

Mais ce qui m’a le plus touchée, ce sont les instants où cet ouvrage devient un traité de philosophie, grâce notamment aux deux sages de l’histoire : Samuel et Lee. Grâce à des exposés comme celui où il est question de Timshel (Tu peux!) – terme qui d’ailleurs clôt très élégamment le livre – ou encore via ce moment où Lee parcourt un livre de Marc-Aurèle (<3), le lecteur se prend un shoot de hauteur de vue assez hallucinant et ça, ça n’a pas de prix :

L’homme qui cultive vraiment l’art de la conversation est celui qui décide ses interlocuteurs à parler.

Tout en parlant, je passe au crible mes souvenirs comme un homme qui tamiserait les balayures sur le plancher d’un bar pour recueillir la poussière d’or qui tombe entre les lames d’un parquet. C’est de l’artisanat, tout au plus. Vous êtes un homme trop jeune pour cribler des souvenirs, Adam, mais vous devriez vous en fabriquer de nouveaux pour qu’un jour la moisson soit plus riche dans le tamis.

Par ailleurs, j’ai noté que les problèmes physiques rencontrés par certains personnages se font écho et disent bien le mal à dire qu’ils rencontrent : ainsi Cathy comme Adam souffrent-ils tous deux des mains, des articulations, qui ont tendance à se figer. On pourrait se demander ce que chaque personnage n’a pas su saisir ? Quelque chose en tous cas les lie. Adam a, de plus, des problèmes de vision. La vue rappelle Œdipe qui se crève les yeux pour ne pas voir l’horreur de sa situation : qu’est-ce qu’Adam ne supporte pas de voir ? Comme dans toute tragédie, il est question de famille – et surtout de frères. Après le duo quasi-fratricide Adam/Charles (dont l’une des premières scènes me marquera longtemps), nous avons les jumeaux Aron et Caleb, l’un est blond et tendre, l’autre, un vilain petit canard à la chevelure sombre et au visage fermé.

De cette mise en parallèle résulteront certaines difficultés qui mettront les personnages face à eux-mêmes, face aux questions de la jalousie, de la rivalité pour l’amour du père, face à leurs penchants, à leurs bas instincts, mais aussi à leurs rêves et à leurs aspirations.

La meilleure façon de décrire les deux garçons tient peut-être dans cette image : si Aron découvrait une fourmilière dans une clairière, il s’allongeait sur le ventre et observait la vie des fourmis, le transport des denrées alimentaires et des œufs blanchâtres, les conversations entre les membres de la communauté, par le truchement des antennes. Il pouvait rester des heures à observer le monde des tout-petits. Mais si Cal découvrait la même fourmilière, il la frappait à coups de talon et il observait la fuite des fourmis affolées par le cataclysme. Aron était heureux de faire partie du monde, mais Cal voulait le transformer.

Le vent qui souffle sur East of Eden est un vent plein de douceur et d’humanité, qui parvient à nous gonfler d’espoir malgré les drames, les douleurs et les déceptions qui sont le lot de toute vie humaine, un vent qui inspire et réconforte.

Plus qu’un livre extraordinaire, c’est un livre NÉCESSAIRE pour comprendre la beauté et la puissance de la littérature et pour se prendre une belle leçon d’humilité : celle que nous devrons toujours avoir face aux grands génies. Gloire à toi, John Steinbeck ! Je ne résiste pas à l’envie de partager avec vous quelques extraits adorés :

Je ne sais pas ce que nous réservent les années à venir. De monstrueux changement se préparent, des forces dessinent un futur dont nous ne connaissons pas le visage. Certaines d’entre elles nous semblent dangereuses parce qu’elles tendent à éliminer ce que nous tenons pour bon. Il est vrai que deux hommes réunis soulèvent un poids plus aisément qu’un homme seul. Une équipe peut fabriquer des automobiles plus rapidement et mieux qu’un homme seul. Lorsque notre nourriture nos vêtements, nos toits ne seront plus que le fruit exclusif de la production standardisée, ce sera le tour de notre pensée. Toute idée non conforme au gabarit devra être éliminée. La production collective ou de masse et entrée dans notre vie économique, politique et même religieuse, à tel point que certaines nations ont substitué l’idée de collectivité à celle de Dieu. Il est trop tôt. Là est le danger. La tension est grande. Le monde va vers son point de rupture. Les hommes sont inquiets. [… ] Je comprends pourquoi un système conçu dans un gabarit et pour le respect du gabarit se doit d’éliminer la liberté de l’esprit car c’est elle seule qui, par l’analyse, peut détruire le système. Je comprends cela et je le hais, et je me battrai pour préserver la seule chose qui nous mette au-dessus des bêtes qui ne créent pas. Si la grâce ne peut plus embraser l’homme, nous sommes perdus.

Adam demanda : « Comment avez-vous pu cuisiner, élever les enfants, prendre soin de moi, et en même temps faire tout cela ? – Je l’ignore, dit Lee. Mais je fume mes deux pipes dans l’après-midi, ni plus ni moins, comme mes aînés, et je sens que je suis un homme, et l’homme est une chose très importante, plus importante peut-être qu’un étoile. Ceci n’est pas de la théologie. Je n’ai pas courbé l’échine devant les dieux, mais il m’est venu un amour tout neuf pour cet instrument brillant qu’est l’âme humaine. C’est une chose ravissante et unique dans l’univers. Elle est toujours attaquée et jamais détruite, car tu peux.

J’ai remarqué qu’il n’y avait pas de pire insatisfaction que celle du riche. Gavez un homme, cousez d’or ses vêtements, installez-le dans un palais, et il mourra de désespoir.

Un enfant demandera : « Pourquoi y a-t-il un monde ? » Un adulte se demandera : « Quelle direction prendra le monde ? Quelle sera sa fin et – pendant que nous y sommes – pourquoi y a-t-il un monde ? » Il y a un conflit qui depuis toujours nous effraie et nous inspire, un seul. Nous vivons un feuilleton où chaque numéro ressemble au précédent et où la réponse est toujours :  » la suite au prochain numéro ». Les humains sont pris, dans leurs vies, leurs pensées, leurs appétits et leurs ambitions, leur avarice et leur cruauté, mais aussi dans leur bonté et leur générosité, au filet du bien et du mal. C’est leur histoire, la nôtre, et elle se répète dans tous les domaines des sens et de l’intelligence. La vertu et le vice ont été la trame et la chaîne de notre première conscience et cela malgré les changements que nous pourrons faire subir à la terre, à ses rivières et à ses montagnes, à son économie et à ses mœurs. Après qu’il se sera débarrassé des poussières et des copeaux de sa vie, l’homme devra toujours affronter cette question, dure et sans ambiguïté : « Était-ce bien ou mal ? Ai-je agi bien ou mal ? »

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !