Anéantir (2021) – Michel Houellebecq

De vita brevis

Voilà. Je suis arrivée à la fin du voyage.
Non sans larmes, surtout durant la dernière partie.
C’est que Houellebecq et ses 730 pages vous prennent à la gorge, aux tripes et au cœur comme jamais, avec ce mélange (d)éton(n)ant de comédie et de drame dont on le sait coutumier, et avec quel talent.
 
Paris, 2027. Nous suivons la destinée de Paul Raison que l’on rencontre à la cinquantaine, menant une vie assez morne au sein du Ministère de l’économie, en couple (ou plutôt en colocation à ce moment-là) avec une Prudence du même milieu professionnel que lui et qu’il n’a pas touchée depuis une décennie. Un personnage assez typiquement houellebecquien même si sensiblement moins misérable sentimentalement que certains précédents. Mais un élément perturbateur- l’AVC de son père, ancien des services secrets- va venir pulvériser sa routine et reléguer la présidentielle qui l’affairait au rang de non-évènement.
 
Houellebecq propose ici une vision assez idéalisée du devenir politique français en campant un remarquable (nous sommes bien dans un roman) ministre de l’économie, capable de déclamer par cœur du Hugo ou du Corneille et qui fait des merveilles sur les finances et l’industrie françaises. Il nous brosse un intéressant tableau du petit cénacle politique, avec ses manœuvres en coulisses, ses communicants stressés, ses médias et ses sondages qui dictent le tempo des prises de parole. Mais le cœur battant du roman ne réside pas dans cette fine peinture du théâtre politique, (même s’il est malheureusement par trop éloigné du réel hexagonal) mais plutôt dans les épreuves intimes qui attendent le personnage principal et les siens. Paul va rejoindre dans le Beaujolais familial sa sœur Cécile (pieuse, émotive et dévouée), son frère Aurélien (restaurateur de tableaux à la vie conjugale affligeante- le portrait de sa femme et de leur fils adoptif est un morceau de bravoure : la pisse-copie gauchiste woke qui adopte un gamin métis et finira par une atroce vengeance sur son mari), la compagne de son père, Madeleine et son père Édouard, dont le sort est désormais entre leurs mains à tous.
 
Houellebecq taille à la serpe dans les dossiers actuels avec la finesse et l’acuité sociologiques qu’on lui connaît : état désastreux des EHPAD, course au rendement, (donc) déshumanisation du lien patient-soignant, bureaucratisation à l’extrême.. Tout y passe et la photo n’est pas belle. Le personnage de Maryse, l’aide-soignante d’Édouard (et coup de cœur d’Aurélien) est particulièrement éloquent lorsqu’elle explique que chez elle en Afrique, jamais personne n’aurait accepté que les aînés soient (mal)traités ainsi. Cela m’a rappelé la phrase sur le degré de civilisation d’un pays qu’on juge à l’aune du traitement réservé à ses aînés. La France ici apparaît comme un pays du Tiers-monde, qui a oublié l’humain au profit du respect des lignes comptables. Houellebecq installe la vie familiale de la famille Raison en Bourgogne, et tout le livre s’emploie à mettre en lumière la belle province française préservée (il y aura aussi la Bretagne, avec la famille de Prudence), en contraste avec Paris, où il est si compliqué de faire vivre l’esprit (les passages où Paul se réfugie dans l’église près de Bercy sont éloquents de ce point de vue), et d’atteindre la sérénité nécessaire à la survie par gros temps.
 
Le roman déroule aussi parallèlement une enquête des services secrets (qui m’a un tantinet fait penser au film « Zodiac »), mis en échec par une série d’attentats à la fois spectaculaires et mystérieux, manifestement l’œuvre de hackers chevronnés doublés de brillants activistes. J’ai trouvé cette partie passionnante et haletante, même si le lecteur reste un peu sur sa faim. Je ne voudrais pas déflorer l’intrigue et ses rebondissements mais on dira que Houellebecq s’attaque ici avec subtilité, sensibilité et justesse à la question de la fin de vie… et va même jusqu’à aborder la question de la vie après la mort et les NDE (Near Death Experience), mentionnant Kübler-Ross et Moody (les chouchoux de ma mère).
 
Nous sommes donc clairement face à un texte qui secoue le lecteur en le mettant face à des situations et des questions inépuisables, existentielles et métaphysiques : Dieu, la prière, la perspective de la mort imminente, le décès d’un membre de la famille, la grande dépendance, les aidant familiaux, les images que l’on emporte avec soi « jusqu’au bout », l’enracinement géographique, ceux qui nous tiennent la main à l’instant de partir, les adieux impossibles, les limites de la médecine, les raisons qui poussent au suicide… Tout est mis sur la table avec une simplicité admirable, qui déjoue tout sentimentalisme, toute facilité, toute impudeur. Houellebecq dit juste l’Homme, pris dans les inextricables rets de sa condition, éternellement interdit et muet face aux questions à jamais sans réponses. Cela m’a fait penser à une séquence dans la série « En thérapie », quand Claire la psychologue dit au Dr Dayan que dans la Bible, on appelle le moment où l’on passe de vie à trépas « la QUESTION »… Éternellement ouverte.
 
Même si Houellebecq fait preuve d’un optimisme peu commun dans cette peinture d’une France qui réussit, sous la houlette de gens compétents et inspirés (nous sommes hélas bien dans la fiction), l’ensemble demeure intensément mélancolique et les larmes coulent tout seules au moment de toucher aux dernières pages. Le regard amusé, attendri, qui caustique, qui ironique de Houellebecq, sa capacité à saisir au vif les travers et les turpitudes de notre époque font aussi tout le sel de ce roman-somme, roman-fleuve qui vous draine l’âme. Seuls les passages narrant les rêves de Paul m’ont paru superflus.

Il avait toujours envisagé le monde comme un endroit où il n’aurait pas dû être.

Pris dans une époque qui a tendance à « escamoter la maladie et la mort », les personnages sont pourtant mis face à plusieurs tragédies crues impossibles à éviter et qui vont dévier le cours de leur destin, comme seules savent les concocter la maladie et la mort. La dernière partie est une ode au détachement existentiel autant qu’une célébration des pouvoirs salvateurs de la littérature, que Paul va saisir de plein fouet. Houellebecq rend aussi un hommage appuyé aux pontes de l’hôpital public, aux grands spécialistes de l’impossible et de l’inimaginable (cancer, chimios et autres doses de « Grays » à respecter..) qu’il remercie longuement à la tout fin, ne nous épargnant aucun détail médical au long du roman.

 
Un titre- « Anéantir »- comme un programme littéraire (sera-ce son dernier ?), une tragi-comédie à l’humanité poignante avec de personnages imparfaits et mélancoliques, malgré quelques trouées de joie et d’espérance, tentant de comprendre l’incompréhensible, de survivre au mauvais sort et de se ménager « quelques heures de printemps » malgré le crépuscule qui nous gagnera tous. Et ces phrases de clôture, qui disent tout avec une sobriété renversante…

Nous n’étions pas faits pour vivre, n’est-ce pas ? (…) Nous aurions eu besoin de merveilleux mensonges. »

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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