L’amour par temps de crise (2021) – Daniela Krien

Ce que vivent les femmes

Un roman que je ne comptais même pas ouvrir et que je quitte presque en pleurant.

Elles s’appellent Paula, Judith, Brida, Malika et Jorinde. Elles sont libraire, écrivain, médecin, comédienne mais surtout mère, compagne, fille, sœur. Autant de destins croisés et de trajectoires de vie poignantes et universelles qui toucheront tous les lecteurs (surtout les lectrices).

Des femmes d’aujourd’hui en qui chacune se reconnaîtra d’une certaine manière, sous une certaine lumière. La quatrième de couverture ne ment pas : « Dans cent ans, quand on voudra savoir comment vivaient les femmes d’aujourd’hui, il faudra lire le roman de Daniel Krien. »

Elle a besoin d’un succès. Elle sait ce que produit un manque durable de dopamine et de sérotonine. Le système immunitaire s’affaiblit. Le malheur rend malade- c’est aussi simple que ça.

Ce qui ressort de ce roman notamment, c’est comme il est parfois difficile pour un homme de comprendre « ce que veulent les femmes. » Elles-mêmes parfois s’y perdent. Vaut-il mieux une flamboyante passion- mais destructrice ? Ou une tranquille histoire d’amour- mais sans élan fervent ?

Ni lors de leur première rencontre, ni au cours des suivantes, il n’a eu ce comportement pulsionnel de mâle dont Judith a besoin et qui en même temps lui répugne. Il l’a courtisée sans la presser. Son attitude calme et raisonnable n’a pas éveillé en elle d’émotions extrêmes. Les symptômes pathologiques de l’état amoureux n’étaient pas au rendez-vous.

Impossible de recenser toutes les qualités de ce roman allemand somptueux, traduit avec un talent fou par Dominique Autrand et dont la petite musique sensible et poétique à souhait va me hanter longtemps. « L’amour par temps de crise » donc. Rappelons que « krisis » en grec signifie « décision ». Chacune de nos héroïnes, prise dans les rets d’une existence pas rarement conforme à ses rêves, se trouve à un carrefour. À l’heure des choix déterminants. Laisser aller le souvenir d’un enfant disparu pour s’autoriser à vivre enfin, accepter qu’on ne sera pas mère car le temps et les occasions ont passé, se consacrer à l’écriture au détriment de sa vie de famille, accepter un marché familial qui contrarie la morale, pardonner aux hommes qui blessent, trahissent, délaissent : chacun d’elle est au pied du mur, quand nous les rencontrons.

Mais en creux de ces portraits de femmes d’un raffinement et d’une justesse psychologiques rares, c’est aussi celui des hommes contemporains qui se dessine. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que Daniela Krien ne leur tresse guère de lauriers. Inconstants, hypocrites, égoïstes, menteurs, volages, ils sont à la source de toutes les désillusions du beau sexe, de tous ses espoirs déçus. Il y a beaucoup de larmes dans ces 300 pages, de plaies ouvertes par des mâles peu fiables et peu loyaux. Des familles recomposées, des enfants qu’on doute de savoir bien aimer, des hommes qui n’assument pas leur paternité, des hommes qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Il ressort de ce texte que le couple d’aujourd’hui est un incroyable défi sur la durée. Que l’image qu’il offre à l’extérieur correspond rarement au paysage intime.

Qu’il est difficile de s’y retrouver dans ses désirs et que l’homme a peut-être plus de difficulté avec la routine conjugale (ça se discute). Des hommes qui, au fond, connaissent mal les femmes. Les comprennent bien peu. Et pourtant, malgré les crises et le désespoir :

Il y avait d’autres jours où tout était beau et vrai.

Daniela Krien se penche aussi avec lucidité et sans complaisance sur la question de la famille, notamment avec l’histoire des sœurs Malika et Jorinde, leur rivalité (orchestrée par les parents) mais aussi leur profonde amitié. Je me souviendrai longtemps de la réaction de la mère au moment où Malika, initialement promise à une grande carrière musicale, lui annonce qu’elle va devenir professeur de musique :

Professeur de musique ? Quand on pense à ce que tu aurais pu devenir…

Comment vivre et s’épanouir avec la conscience d’avoir déçu les attentes de nos parents ? Il est des mots qui détruisent, des mots qui dynamitent une vie entière. Une vie qu’il faudra patiemment se mettre à rebâtir, à grands renforts de tendresse et de temps. Je garde en mémoire la manie de Brida de donner des noms aux années, ainsi « estampillées » d’une appellation qui les résume. J’ai aimé que le roman soit ponctué, enrobé de musique classique, par le truchement de Malika la violoniste et de Judith la mélomane.

Ces instants suspendus de bonheur et de paix à l’état pur composés d’un verre de vin, de produits du marché et de quelques notes de musique. J’ai été touchée que le roman évoque aussi le rapport au corps, à la beauté, à l’image que l’on renvoie. Avec cette grande vérité qui m’a fait sourire car j’y souscris totalement :

L’été n’est un délice que pour les gens minces.

Un roman d’une élégance et d’une intelligence fulgurantes qui rappelle Woolf ou Lessing en ce qu’il dit du tiraillement permanent (théorisé par Elizabeth Badinter) entre « la femme et la mère », cet irrémédiable conflit des désirs contraires, que rencontre forcément toute femme et qui aboutit au sentiment de culpabilité. Bien que profondément mélancolique, « L’amour par temps de crise » est pourtant aussi une ode à l’hédonisme et à l’abandon amoureux comme on en fait peu, ainsi qu’une radiographie contemporaine très juste des nouveaux modes de vie familiaux qui sont autant de nouvelles façons d’aimer.

Chef d’œuvre. (il n’y a pas d’autre mot) 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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