En vieillissant les hommes pleurent (2012) – Jean-Luc Seigle

L’homme qui m’aimait tout bas

La fiction n’est pas un mensonge ; ou, pour paraphraser Cocteau, « elle est un mensonge qui dit toujours la vérité ».

La question du « mensonge romantique » et de la « vérité romanesque » (pour rappeler le beau titre de l’essai de René Girard) est l’un des thèmes insondables et passionnants qu’aborde ce roman déchirant qui m’aura fait pleurer à chaudes larmes inattendues (j’aurais dû me méfier du titre !).

La tout dernière partie, où l’on rencontre un Gilles devenu prof de fac, est l’occasion pour l’auteur de discuter certaines vérités historiques et de remettre certains épisodes à leur juste place (comme celui de la ligne Maginot). On pleure oui, mais parfois on rit aussi, on a le cœur qui se serre, l’émotion ne nous quitte jamais dans ce roman magnifique et bouleversant, qui n’est rien d’autre que la trajectoire, banale et unique, d’une famille française d’ouvriers au mitan du XXe siècle. À plusieurs reprises, le cœur s’emballe, dans les larmes ou le sourire, face aux expériences universelles qui sont le lot des hommes au fil de leur histoire- la petite comme la grande (et comme les deux s’entremêlent incroyablement dans ce texte…).

Sur fond de guerre d’Algérie et d’irruption de la télévision, le roman traite mille thèmes aussi nombreux qu’insondables, et qu’il serait impossible de recenser in extenso ni de circonscrire : l’inquiétude d’une mère pour son fils parti combattre, les premières émotions littéraires, l’adultère, le dégénérescence d’une mère dans les yeux de son fils, la culpabilité d’un soldat qui s’est rendu et se vit comme un traître, la conscience d’une vie manquée, l’amour pour un fils, le suicide d’un père, les bacchanales pour faire face au deuil, l’irruption d’un enseignant adoré, le déterminisme social, l’affection inconditionnel pour une sœur, les disputes d’un clan autour d’une table, le refuge de la bonne chère partagée… Et l’amour qu’on a jamais su dire mais qu’on a tenté de poser en actes.

Je sors bouleversée jusqu’aux tréfonds de l’âme par cette lecture que je n’avais pas prévue, qui m’a tendu les bras sur l’étal d’un bouquiniste, un dimanche de 1er tour… À travers la famille de Gilles, à travers son père Albert, sa mère Suzanne, sa grand-mère Madeleine, c’est le cœur de la France ouvrière qui bat, son âme qui se déploie. Une France sous de Gaulle, où l’on conduit des « Aronde » (j’ai dû demander ce que c’était à mes parents- une voiture de l’époque), une France combative, laborieuse, à la mélancolie joyeuse.

Traumatisée, aussi, par deux conflits sanglants qui ont laissé des traces dans toutes les mémoires et que le temps ne peut qu’apaiser légèrement. Un documentaire vintage qui respire une nostalgie de bon aloi qui ravira tous les amoureux de leur pays et de son Histoire. Le style de Jean-Luc Seigle est poignant, n’en fait jamais trop, servant avec la même grâce pudique le documentaire historique et la chronique familiale, qu’elle entrelace avec un brio remarquable. Dressant un portrait sociologique saisissant de réalisme et de vérité brute, parfaitement restituée. Dans laquelle chacun pourra se retrouver. C’est l’immense puissance de ce texte que de dire l’universel en partant de l’intime.

On ne pouvait pas succéder à un père ouvrier. (…) Tu es bien comme ton père.

La scène de toilette de la mère âgée est certainement l’une des plus déchirantes que j’ai pu lire ces derniers temps. J’ai également adoré le petit-fils avec sa grand-mère qui lui explique en lui tenant les mains, que les mains sont les vecteurs des siècles et de l’histoire, qui relient les êtres au fil du temps. Chacun pourra s’identifier sans aucune difficulté aux personnages. Expérience intime, universelle.

La vérité crue, les questions sans réponse auxquelles même les livres ne répondent pas. Gilles, le jeune fils d’une dizaine d’années, découvre la littérature avec la lecture d’Eugénie Grandet et c’est une éclosion et une rencontre que tout vrai lecteur reconnaîtra et revivra avec intensité, impeccablement décrites par l’auteur. Le dialogue irremplaçable et salutaire du livre au lecteur qui fait écrire à Jean-Luc Seigle qu’il existe une « circulation continue entre la vie et les livres. » Le livre comme testament pour l’avenir, comme document tissé de toutes ces vies traversées, qui ne sombreront pas dans l’oubli :

Comment ses fils sauront-ils que leur vie est meilleure si l’on efface les traces d’avant ?

Le texte est traversé de voix et de personnages qui nous sont immédiatement attachants, en vertu des pouvoirs qui sont conférés à la grande littérature… ou tout simplement parce qu’ils nous ressemblent ? La mère, Suzanne, tiraillée entre sa vie de femme qui s’embellit dans un désir d’ailleurs, et sa vie de mère qui ne l’épanouit plus. Le regard du mari, impuissant depuis la défaite, désemparé devant cette femme qui s’enfuit… Tant de questions posées dans cette œuvre. Il demeure aussi, quoi qu’on en dise :

Les secrets des femmes qui ne concernent pas les hommes. Les femmes sont des tombes. Personne ne sait mieux cacher ses sentiments qu’une femme.

C’est la première fois depuis longtemps que je me sens si désemparée devant une œuvre littéraire tant celle-ci m’a renversée, tant je suis muette devant tant de talent et d’émotion à l’état pur, si difficile à rendre en mots. J’ai aussi pensé à Éric Fottorino et à ses chroniques familiales très émouvantes, voilà pourquoi j’ai choisi le titre de son roman sur son père pour intituler cette critique car le père est également ici une figure tutélaire.

Je n’ai qu’un regret, ne pas avoir découvert cette voix plus tôt, avant que la maladie n’emporte son auteur en 2020. Ne pas avoir pu lui écrire comme son roman m’a retournée, comme des heures après l’avoir fini, les larmes viennent encore…. Reste cette œuvre bouleversante à mettre entre toutes les mains sensibles pour sentir battre le pouls de la France… et de l’humanité entière. Chef d’œuvre.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !