La familia grande (2021) – Camille Kouchner

Si tout n’a pas péri avec mon innocence

[Qu’il me soit permis d’emprunter le titre du roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam pour intituler cette chronique car je le trouve tellement approprié]

Impossible de ne pas être touché. Impossible de ne pas sentir les larmes affleurer, surtout à la fin et cette lettre déchirante d’une fille à sa mère. Impossible, évidemment, de ne pas être révolté, indigné à la fois par l’affreuse situation vécue par Victor, mais aussi – et peut-être surtout – par l’inversion accusatoire classique qui continue de faire des victimes les coupables.

On referme ce livre avec le sentiment qu’il y a « quelque chose de pourri » au royaume de Saint-Germain des Prés. Comme l’un des des derniers « romans » de Lionel Duroy, voilà pourtant un clan qui était « né pour être heureux ». Ils avaient tout, les Kouchner-Duhamel : la beauté, le patrimoine, la culture, l’intellect, l’argent, la notoriété, le réseau, la liberté, les amitiés. Pourtant, il sourd de ces pages une insondable mélancolie, doublée d’un sentiment de gâchis incommensurable. Et que de tragédies jalonnent le destin de cette famille, c’est à peine imaginable.

Camille Kouchner a quand même eu à vivre le divorce de ses parents, le suicide de ses grands-parents maternels (à quelques mois d’intervalle, il semblerait), la dépression de sa mère, l’inceste de son frère, la mort (très suspecte) de sa tante Marie-France Pisier, puis le décès prématuré de sa mère suite à un cancer fulgurant. Un clan auquel la vie aura tout donné, puis (presque) tout repris et qui me fait penser à ces tribus célèbres qui semblent sous le coup d’une malédiction, comme les Kennedy.

Je retiens toute une première partie ensoleillée, heureuse, pleine de gaieté, de complicité, lorsque Camille nous raconte ses étés délurés avec la « familia grande » (tout le cercle de parents et amis du couple Evelyne Pisier/Olivier Duhamel – ce dernier n’étant jamais cité, il est « mon beau-père »), dans la grande propriété de Sanary-sur-Mer. Un joyeux bazar typique de la fin des années 70 et sa révolution sexuelle récente, « interdit d’interdire » quoi que ce soit aux enfants, autonomie totale, liberté et embrassez qui vous voudrez. Camille revient sur la beauté insolente des sœurs Pisier, leur singularité, leur charisme, leur intelligence : le lecteur ne peut qu’envier cet environnement joyeux et sans tabou, intellectuellement stimulant, plein de gens brillants.

Je retiens qu’Evelyne Pisier exigeait de ses enfants qu’ils l’appellent par son prénom, cuisinait très peu et portait en étendard sa propre liberté avant d’accepter les contraintes liées aux enfants. Voilà qui fit mûrir très vite Camille et Victor (« les jum' ») et leur frère Colin. La narratrice qui appelle également son père « Bernard » : est-ce à dire qu’il se joue là comme une distance, une volonté de ne pas trop s’attacher ou de considérer tout le monde comme des adultes ? Il sera régulièrement question de Bernard Kouchner, dans des passages un peu trop hagiographiques pour moi (en même temps, sa fille peut-elle être objective?) : même si elle lui reconnaît bien des défauts (irascible, peu affectueux, absent), Camille dresse le portrait d’un héros ayant « l’insurrection » chevillée à l’âme tant les scandales le dévastent… (hum) Homme dont la notoriété et la popularité lui ont souvent pesé et lui ont valu des railleries et des débuts de procès en illégitimité (la vie de « fille de » n’est pas toujours un long fleuve tranquille).

Mais le coeur du livre, le sujet principal – l’inceste de Victor, qu’il confie à sa sœur aux alentours de ses 13 ans – apparaît comme LA source d’un profond sentiment de culpabilité pour Camille, tiraillée entre sa loyauté envers son frère jumeau en souffrance et l’amour presque filial qu’elle ressent pour ce beau-père qu’elle adore et avec qui elle a tant partagé, en qui elle avait une telle confiance. C’est cet aspect qui rend cet ouvrage encore plus dramatique.

Durant 20 ans, elle se taira, elle enfouira , cachera, refoulera. Avec peine et angoisse. Pour protéger Duhamel mais aussi sa mère, fragilisée par le suicide de sa propre mère, Camille continuera de ne pas parler. Mais en voyant l’adulte vulnérable, fuyant que devient son frère Victor, elle le presse de s’ouvrir sur ce traumatisme afin de s’en libérer. Ce qu’il fait, épaulée par Camille. La réaction de la mère est ahurissante et le lecteur sera bouche bée en lisant ces propos qui défient la morale et l’amour filial : « Il n’y a même pas eu sodomie, ce n’était que des fellations.. » Une mère plus femme que mère qui va jusqu’à accuser ses enfants de l’avoir « trompée » en se taisant pendant tant d’années et que « maintenant il est trop tard » pour qu’elle le quitte.

Pendant ce temps, le beau-père incestueux ne nie pas mais fait du chantage au suicide (!!). Victor et sa sœur font des démarches judiciaires : mais Camille, devenue avocate, ne peut ignorer qu’il y a hélas prescription. Mais alors que les victimes auraient attendu le soutien et la consolation de toute cette « familia grande » qu’ils ont si bien connue – certains amis de la famille étant presque considérés comme des parents les ayant « élevés »- ceux-ci se détournent des enfants et se placent du côté du puissant Duhamel, président du Siècle, à tu et à toi avec tous les médias et les politiques. Intérêt, image sociale, lâcheté ? Sans doute un peu de tout et Camille Kouchner analyse très bien les ressorts psycho-sociaux de cette virevolte durant laquelle les courtisans se placent du côté du prince, ignorant absolument la souffrance de l’enfant abusé.

L’une des rares qui souhaite pourtant que justice soit faite et presse Evelyne d’agir et notamment de parler à son ex-mari, c’est Marie-France Pisier (qui vit en couple avec le cousin d’Olivier Duhamel, ce qui n’est sans doute pas un détail). Quelques semaines plus tard, Camille apprend à la radio la mort « accidentelle » de sa tante adorée, tragédie encore non élucidée à ce jour (la version officielle du suicide n’est absolument pas crédible, d’autant que Marie-France vouait une haine à ce procédé dont elle avait déjà subi les conséquences, ses deux parents s’étant tués, mais la version de l’accident n’est guère crédible non plus). Le mystère reste entier.

Je garde de ce récit passionnant et très émouvant plusieurs choses auxquelles je vais beaucoup songer : qu’il ne faut pas, jamais, se fier aux apparences, et que les vitrines les plus éclatantes peuvent cacher des arrière-cours ténébreuses ; que Camille Kouchner écrit décidément très bien ; qu’elle n’a décidément pas choisi le droit par hasard et que ce rôle de justicier est ici très bien employé ; que les enfants sont incapables d’en vouloir totalement à leurs parents ; que les jumeaux sont liés par un pacte tacite qui les conduit à vivre ce que l’autre vit et ressent comme s’il s’agissait de leur propre expérience ; que certaines mères sont à la fois toxiques et adorables; que l’allaitement était vertement déconseillé par certaines mères trop attachées à leur liberté ; que l’image sociale et la réputation sont absolument tout pour beaucoup, au mépris parfois de la morale et de l’humanité les plus élémentaires.

Des pages qu’on se prend en pleine figure mais qui apparaissent comme le privilège d’une confiance, la confidence d’une parole qui se sent désormais autorisée à dire sa vérité, à poser les questions qui dérangent : un geste d’un grand courage à saluer, un témoignage bouleversant d’une sensibilité écorchée vive qui tente de vivre, malgré tout. Poignant.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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