Orléans (2019) – Yann Moix

Famille, je te hais !

J’étais à leurs yeux une chose. Séparé d’eux le temps de la journée scolaire, la chose que j’étais goûtait chaque seconde comme si elle eût été recouverte de miel. J’aimais le soleil. J’aimais la pluie. J’aimais chaque nuage. J’aimais les arbres et les buissons de la cour. Mes « parents » m’eussent tué sur le coup s’ils l’avaient appris : mais je crois bien que j’aimais la vie.

Au cours d’une interview qu’il donne à l’occasion de la sortie de ce livre en 2019, Yann Moix souligne qu’il n’était pas « un enfant martyr », mais que les « corrections » qu’il recevait de ses parents étaient seulement « disproportionnées » en regard de ses fautes. Alors, de deux choses l’une : soit ses réminiscences sont fictives, et il faut considérer et saluer ce texte comme un exercice créatif de haute volée et très réussi autour de l’enfance maltraitée, soit ce qu’il dit (avec talent) est vrai et ses parents méritent la prison.

Ce texte s’inscrit dans la grande tradition des enfants détestés, des enfances démolies par des parents violents ; encore qu’à côté des parents Moix, les marâtres de Vipère au poing ou Poil de Carotte paraissent angéliques (c’est dire le niveau de cruauté, de perversion de ce duo parental dont pas l’un n’est là pour tempérer l’autre). Orléans est articulé en deux parties quasi égales : la première (« Dedans ») raconte l’enfance de Yann dans sa famille, de l’intérieur. Un innommable calvaire, un chemin de croix qui m’a tant bouleversée, que j’ai dû parfois refermer le livre pour pleurer de tout mon saoul. Chose qui arrive quand même assez rarement en littérature.

En tant que mère, certains passages m’ont été tout simplement insoutenables et ont scellé une compassion et un attachements immédiats entre le narrateur et moi. Malgré ses discutables sorties médiatiques (même si récemment il s’est illustré avec beaucoup de pertinence sur le Knockistan qu’est devenue la France) Yann Moix ne saurait, après ce texte, m’apparaître autrement que comme un survivant, un miraculé. Plus jamais je ne le verrai de la même manière à présent. Quelle résilience il lui aura fallu pour se remettre des horreurs que lui ont infligées ses parents et que j’ose à peine relayer ici tant elles sont à vomir (et je pèse mes mots).

Cher Yann, je suis navrée de vous le dire, mais non, un enfant qui est roulé dans le verre pilé par sa mère, battu à coups de rallonge électrique jusqu’au sang, dont on fracasse la tête sur une vitre, qu’on ravage à coups de poing, un enfant dont on plonge la tête dans les excréments paternels, qu’on abandonne (tel le Petit Poucet) en pleine forêt la nuit parce que ses cauchemars réveillent la maisonnée, un enfant dont on brûle les textes personnels et les quelques livres adorés qu’il cache sous son matelas, qu’on moque, humilie atrocement et qu’on insulte en souhaitant sa mort : ce n’est pas « disproportionné », non, c’est de la barbarie pure et simple.

Plusieurs fois je me suis demandé comment Yann pouvait être encore vivant. La réponse est « simple » : parce qu’il aime lire et écrire. Car ce texte est aussi (surtout ?) un vibrant hommage aux livres, un plaidoyer en faveur de ce monde parallèle qu’eux seuls savent construire, mais aussi un exercice d’admiration à l’endroit des auteurs qui recueillirent alors le jeune enfant et ses douleurs et lui permirent de les amortir, les mettre à distance puis les sublimer.

L’auteur désirait écrire avec ce livre un roman d’humiliation, comme il existe des romans d’initiation, et il aura réussi à écrire les deux, avec brio, courage et sincérité. Le fil d’Ariane de ce texte est la rencontre avec, puis l’amour de la littérature et des mots, enfin l’éclosion progressive d’un écrivain. Le jeune Yann se prend de passion dès 9 ans pour André Gide, puis tant d’autres qui le jettent dans une fructueuse imitatio de laquelle jaillira la voix de celui qui se qualifie de gidien sauvage. La seconde partie du roman (« Dehors ») est consacrée, chronologiquement, à la vie du narrateur cette fois à l’école, au collège, puis au lycée.

Nombreux sont les beaux passages nostalgiques qui louent le sanctuaire émouvant, salutaire que constitue alors la classe. Cette partie est heureusement plus « légère » à lire que la première, même si chaque page m’est allée droit au cœur. J’ai en effet eu le sentiment de me lire, de rencontrer un pendant masculin de ma sensibilité, à plusieurs égards, et particulièrement dans la reconnaissance envers l’école, les rêveries solitaires, la fascination pour le sexe opposé, le côté cœur d’artichaut, le goût pour le lyrisme amoureux éperdu et épistolaire, la curiosité sensuelle, la propension au coup de foudre et, hélas, la tendance à l’émoi non partagé. Et je ne parle pas des auteurs qu’il cite comme des jalons essentiels et qui furent également les miens (Gide, Supervielle, Reverdy, Char.. (Je remplace toutefois son Péguy par mon Claudel)).

Bref, je me suis lue comme rarement à travers le miroir en papier que m’a tendu Yann Moix et ce fut, il faut bien le dire, assez renversant. Ce que j’avais aimé et admiré dans un autre de ses romans, Une simple lettre d’amour, je le retrouve également ici : cette manière sévère de ne jamais s’épargner, de se mettre absolument à nu, de se regarder droit dans les yeux, droit dans ses travers et ses hontes– courageux (et malin) procédé qui permet de désamorcer la critique : puisque l’auteur s’est accablé lui-même, comment et sur quoi pourrait-on l’attaquer ? Il y a donc le fond du propos, passionnant & bouleversant, mais il y a aussi la forme, très aboutie, et cette langue qui se roule avec délice dans son héritage classique, qui use (mais point n’abuse) des subjonctifs imparfait, des tournures élégantes, délicatement surannées, sans excès ni pompe.

Le dosage est souvent complexe entre sobriété, précision du dire et sophistication stylistique : il est ici impeccable. Le tour de force d’une très belle plume au service d’une histoire inoubliable, dont la saveur adolescente m’a fait penser à « Trois souvenirs de ma jeunesse » de Desplechin. « Orléans » n’est pas seulement l’histoire de Yann Moix, c’est une vaste réflexion sur le temps et la mémoire, mais aussi une plongée sociologique aux accents universels qui se penche sur les méandres de l’enfance et de l’adolescence, juste avant que l’on ne devienne ces putrides événements que l’on appelle adultes. Des âges de la vie fondateurs, qui fixent bien souvent le cadre de notre identité à venir, la teneur de nos sensibilités, le rôle que l’on jouera dans l’existence.

Yann Moix nous offre également des réflexions très pertinentes sur la façon dont le lecteur qui comprend ce qu’il lit fait sien ce savoir, à la suite de Jules Renard qui disait que « comprendre, c’est égaler ». Nombreuses sont les pistes de lecture qui se déploient dans ces exercices d’admiration émus, nombreuses les soifs de découvertes (littéraires, mais aussi musicales) que Yann fait naître : Grainville, Bataille, Conrad, Heidegger, Roussel, Bill Evans.. Il y a chez Moix cette confession touchante, que je saisis si bien, du désarroi à l’idée de ne jamais égaler ses maîtres.

C’est un peu le syndrome « Chateaubriand ou rien ! » de Victor Hugo. Aimer et admirer les grands textes littéraires, c’est comprendre aussi que la marche est haute (inaccessible?) avant de parvenir à cette qualité. C’est alors se sentir imposteur, illégitime, vermisseau bien bien cavalier face aux génies qui nous ont époustouflé. Là aussi, je me suis tout à fait reconnue.

Cela devint déprimant : rien ne m’intéressait, hors d’être reconnu comme l’égal de mes maîtres. J’ausculterai encore et encore leur manière, les pillant, les plagiant. Leurs phrases possédaient une qualité dont les miennes étaient dénuées : elles étaient d’eux.

Enfin, et c’est une gageure en regard de l’effroyable et tragique première partie, j’ai aimé l’humour de Yann Moix, sa faculté d’autodérision, sa manière de se décrire comme un ado « cuistre, pleutre, pédant » quand il songe à ses premières tentatives littéraires. Il n’a aucune indulgence envers lui-même et c’est ce que je trouve à la fois déchirant et admirable, car qui en est véritablement capable ? Et puis, malgré tout, il a parfois des bouffées d’ambition assumée plutôt drôles :

Je rêvais de laisser derrière moi, dans la nuit des siècles, un parpaing littéraire incandescent, savant, opaque, impénétrable, à, la limite de la lisibilité, qui forcerait le respect des humains jusqu’à la mort de l’univers.

J’ai aussi aimé son agacement face aux poncifs tels que la littérature comme « refuge » ou « planche de salut », même si honnêteté est de reconnaître que c’est tout de même le rôle qu’elle a joué pour lui. Il n’est jamais dans la complaisance ni dans l’auto-apitoiement, ne cherche pas à faire pleurer dans les chaumières ni ne sombre dans aucun pathos. Mais la description de son quotidien d’enfant martyr suffit à remuer de fond en comble, et ne saurait laisser aucun lecteur (sensible) indifférent.

Poignant bildungsroman qui nous fait assister à la naissance d’un écrivain, depuis sa gangue de jeune gidien solitaire tabassé par les siens, jusqu’au dépôt de son premier roman à 22 ans (Jubilations vers le ciel, Goncourt du premier roman en 1996), Orléans va s’inscrire durablement dans ma mémoire de lectrice. 262 pages troublantes dans lesquelles bien souvent je me suis vue, lue, reconnue. Une sorte de gémellité de goûts et de sensibilités, d’échos des mêmes défauts et obsessions, qui m’a rappelé mon émotion à la découverte d’Andrée dans Les jeunes filles de Montherlant, sûrement mon double littéraire le plus fidèle. Évoquant cette lecture avec une connaissance, nous nous demandions enfin si Yann Moix était un écrivain, un intellectuel ou un critique littéraire. Je dirais qu’il est tour à tour ou simultanément les trois, et avec un égal talent. Je ne résiste pas à l’envie de vous livrer les belles phrases qui ouvrent le « roman » :

Le monde rouillait. Derrière la fenêtre, c’était l’automne. L’air jaunissait. Quelque chose d’inévitable se déroulait dehors : la mort des choses. La cour de récréation, mangée par une marée de pénombre, revêtait des reliefs alambiqués. Je ne reconnaissais plus l’univers. Dans la salle de classe, éclairée par des néons grésillants, j’éprouvais, dans la bouche, ou plus exactement au fond du palais, un goût d’amande et d’abri. Rien n’était urgent parmi les dessins, les chiffons tachés, les flacons, les pots, les pinceaux, les éponges mouillées, les grosses lettres aimantées au tableau noir, les motifs en papier kraft. Le contraire de la guerre n’est pas l’amour, mais une fin d’après-midi orange, en novembre, dans une école maternelle.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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