Ça raconte Sarah (2018) – Pauline Delabroy-Allard

Saphique saphir

Grâces soient rendues à la messine (et désormais lyonnaise) libraire Cécile Coulette pour avoir été l’une des premières à relayer cette perfection littéraire sur Instagram. Pauline Delabroy-Allard est née en 1988 et donne raison, avec son premier roman, à l’adage de Corneille selon lequel Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années. Un premier roman publié aux éditions Minuit, tout comme Marguerite Duras, dont il est d’ailleurs question dans ces 189 pages étincelantes, mélancoliques, d’une sophistication sans afféterie et d’un style irréprochable.

Que l’auteur de L’amant dorme sur ses deux oreilles : la relève est bien là et d’une cuvée exceptionnelle. Avec Ça raconte Sarah, le lecteur sent bien qu’il s’agit là de la naissance et de la confirmation d’un écrivain de grand talent, de l’explosion d’une voix désormais précieuse à la littérature française.

La narratrice, une enseignante trentenaire qui élève seule sa fillette à Paris, nous raconte sa rencontre dangereusement inoubliable avec Sarah, une jeune violoniste croisée au hasard d’un dîner entre amis. Débute entre les deux femmes une dévorante passion saphique – à la fois violente, intense et d’une hallucinante tendresse, une osmose sensuelle et intellectuelle comme on en lit peu, portée par une plume incandescente émaillée de fulgurances poétiques et musicales qui ont fait perler mes larmes dès les premières pages.

Car, dès le début, le lecteur sait que cet amour magique, cette parfaite symbiose, sont voués à un fatal désastre. Le récit, rédigé à la première personne, est un vaste uppercut tragique, d’une infinie tristesse. Divisée en courts paragraphes qui, immanquablement, chutent de la plus éblouissante des façons, cette histoire nous raconte l’amour puis le deuil impossibles, les menues magies d’un quotidien vécu avec la personne aimée, admirée et désirée, et l’insoutenable beauté du monde qui se poursuit malgré les tempêtes du cœur et de l’âme. Il va m’être délicat d’élire les phrases que je souhaite citer dans ma critique tant je n’ai eu de cesse de souligner, dans des soupirs d’extase, tant et tant de passages magnifiques. Le style de Pauline Delabroy-Allard est d’une élégance, d’une délicatesse, et en même temps d’une simplicité qui m’ont laissée béate d’admiration. Le rythme, le pouls de ses phrases sont extrêmement musicaux, alternant ampleur et brièveté, et rejoignent la thématique du livre, qui ne cesse de faire référence aux concerts classiques de Sarah, à son quatuor nomade et à ses performances retentissantes sur scène.

Cela nous vaut une scène d’épiphanie amoureuse qui m’a renversée de beauté et qui n’a rien à envier aux plus mythiques et poignantes scènes d’apparition de la littérature française :

Elle ne sait pas que la voir jouer le quatrième mouvement a été une des plus belles choses de ma vie. Elle ignore tout de mes paumes fiévreuses, de mon pouls qui palpite, des voix cotonneuses. (…) Et puis elle entre, sur scène. Tous, autour de moi, tous, ils applaudissent. Je n’entends rien. Je la regarde. Sa robe longue. L’éclat de ses boucles d’oreilles. La lueur de ses incisives. Mon vampire. Son violon. Son chignon. Son air lointain. Mon souffle destitué. La partition qu’elle ouvre. Ses cils quand elle s’assoit. Dans le silence étourdissant. L’octuor de Mendelssohn, et elle, premier violon. Huit corps, trente deux cordes, tout est immobile. Plus rien ne bouge. La vie est figée. Ca va durer cent ans, comme dans les contes. Mais non. Son mouvement de menton, et tout bouillonne. Elle est une flamme qui déferle, dans tout l’allegro. Elle bondit, ma sauvageonne, elle saute, elle trépigne, elle fuse. Con fuoco, et ce n’est pas moi qui le dis. Ce n’est plus son violon, c’est elle qui chante. Je voudrais que ça dure cent ans, comme dans les contes, que ça ne cesse jamais. Et puis, dans le presto, elle bombe le torse, mon petit soldat, elle s’en va-t-en guerre et je suis sa captive, pieds et poings liés. Ce sont les dernières mesures, elle se dresse, elle se cabre, elle devient titan. Tout vibre, tout explose. Avec ses seins orgueilleux, elle parade et elle triomphe. Elle a l’allure de ceux qui se mettent en chemin. Elle s’en va-t-en guerre. Ne sait quand reviendra.

Voilà, tout est ainsi, de ce tonneau-là, dans ce petit chef d’œuvre : intense, lyrique, à la fois pudique et explosif – une plume trempée dans le feu et le soufre. Et de soufre, il sera question puisqu’entre les deux femmes brûle le désir, un désir interdit, encore tabou, un désir pas possible qui les consume de concert. La narratrice souligne (dès la quatrième de couverture) que Sarah, comme le soufre, sont de symbole S, d’ailleurs son aimée n’a-t-elle pas aussi des yeux de serpent ? Les assonances et les allitérations ne manquent pas dans ce texte qui mériterait une lecture à voix haute tant il est beau à lire et serait beau à écouter.

Je voudrais apprendre par cœur ces jours volés à l’été et ces moments précieux qui les parsèment.

Ca (nous) raconte (donc) Sarah et le lecteur ne peut que s’attacher lui aussi à ce personnage complexe, haut en verve et en couleurs, qui semble vouloir brûler la vie par les deux bouts, une jeune femme aux colères homériques mais traversée de peurs enfantines, une femme-enfant à la sensualité débridée qui donne à la narratrice un inédit vertige amoureux.

Pauline Delabroy-Allard décrit, avec une minutie d’orfèvre, les soubresauts de la passion, ses heures torrides, ses instants de fièvre – avec une franche crudité que j’ai trouvée très réjouissante – mais aussi ses longues chutes de tension, ses hurlements à en mourir, la tornade émotionnelle qui déferle sur chacune et les laisse défaites et démunies. Quand sonne le glas du bonheur amoureux, la narratrice se rend, comme un voyage initiatique salvateur, nécessaire, à Trieste, en Italie, par le truchement d’un hasard comme seul sait en concocter le destin. Et là, j’ai pensé à La légèreté de Catherine Meurisse, qui gagne l’Italie après son traumatisme, pour tenter de capter l’essence de la beauté, panser ses meurtrissures, tenter de se laisser gagner par le syndrome de Stendhal. La narratrice, au faite du désespoir sentimental, trouve un temporaire refuge dans ce lieu neutre, qu’elle n’a jamais traversé avec Sarah.

Je marche dans un soleil fou, un soleil impudique, un soleil indécent. Un soleil pas possible, un soleil que je ne mérite pas. (…) aveuglante de beauté, la mer Adriatique. Mais comment est-ce possible, que la beauté perdure après la catastrophe, après l’innommable ? Que ces choses-là subsistent dans une vie sans elle ? La mer si belle, la quiétude de l’air doux qui passe dans nos cheveux, les mélodies à la radio, une voiture sur les routes d’Italie et ce soleil couchant d’un rouge qui n’existe pas. Ce soleil pas possible.

Sarah qui la poursuit, Sarah que nuit et jour elle entend, avec qui elle parle à voix haute, dont le rire résonne sous son crâne – deuil impossible d’un amour invincible. L’Italie, terre d’hédonisme et de merveilles ravissant les sens, est le lieu idéal pour puiser de la ressource pour affronter l’impensable. Moi qui déteste habituellement les répétitions et les anaphores, j’ai aimé que l’auteur en file son texte comme un refrain, un procédé d’insistance qui fonctionne très bien, comme une musique entêtante. Ainsi, le printemps est-il plusieurs fois qualifié de printemps à rendre mélancolique n’importe qui. Et comme ce récit l’est, mélancolique, comme il nous fend l’âme en deux – coup de hache dans la mer gelée – comme on se retrouve – si tant est qu’on l’ait vécu – dans ces pages pleine de bruit et de fureur, mais aussi de silence et d’ineffable douleur. Encore une fois, un récit intime qui rejoint l’universel avec un brio et une brillance bouleversantes.

Sarah est une de ces identités remarquables (comme les mathématiques peuvent être poétiques parfois!), une femme-opéra, qui méritait des pages inoubliables qui graveront à tout jamais son souvenir dans le cœur du lecteur. If a writer falls in love with you, you can never die : c’est ainsi que Pauline Delabroy-Allard fait accéder son amour pour cette fille sulfureuse, douce et fulgurante, à l’éternité. En lui offrant un linceul de papier d’une rare beauté, elle fait mentir son départ, elle la rend à tout jamais palpable, tangible, présente.

Elle ouvre les paquets cadeaux que je lui tends, découvre une édition de poche de Hiroshima mon amour et des cahiers de portées. Elle sourit quand je lui dis que j’aimerais qu’elle écrive de la musique, que je vois son destin bien plus grand encore que celui qu’elle a déjà. Son regard de serpent me pique dans le ventre quand je lui dis que si elle meurt demain, je veux que personne ne l’oublie. Et que je m’y emploierai.

Grâce au talent bouleversant de Pauline, Sarah à tout jamais parmi nous. A tout jamais vivante.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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