Couleurs de l’incendie
Il se demande si la vie n’est pas, finalement, un simple feu qui se déplace. Un même brasier qui réchauffe ici, ravage ailleurs, un joyeux danger dont la soudaine disparition le livre à la plus atroce des désolations.
Autour d’un événement dramatique (l’incendie de la (fictive) cathédrale de Saint-Fruscain – jeu de mots malicieux autour de l’expression « et tout le saint-frusquin ») Emmanuel Venet tisse un roman polyphonique très réussi qui déploie différents personnages ayant tous un rapport, proche ou lointain, avec l’édifice et gravitent autour de l’enquête que nous suivrons. Il va s’agir du prêtre de la cathédrale, de l’agent qui a posé le système de détection incendie, de politicards locaux, d’un médecin s’étant intéressé au cas génétique rarissime d’un fils de la ville ou encore d’un jeune Africain que tout semble désigner comme responsable du sinistre.
Le transept Nord s’était déjà écroulé quand il arriva, mais il put suivre en direct l’effondrement de la nef centrale dans des gerbes d’étincelles qui avaient le culot d’offrir un spectacle féerique.
J’ai eu énormément de plaisir à retrouver la voix à la fois tendre, ironique et gorgée de double sens délicieux d’Emmanuel Venet dont certains livres m’ont enchantée par leur esprit, leur humour et leur sensualité.
elle estimait avec bon sens que si Dieu lui avait rempli le bustier et ouvert des voies profondes, ce n’était pas à des fins purement décoratives.
Il met ici son art (et notamment sa maîtrise virtuose du discours indirect libre) au service de savoureux portraits tournant autour de l’incendie et que j’ai trouvés remarquables par leur pertinence, leur justesse : l’ecclésiastique aux pensées sulfureuses qui va vivre une passion, les politic(h)iens qui retournent leur veste et font leurs petites affaires avec leurs copains (règne du clientélisme), les députés-maires de père en fils, le jeune taulard fils de prostituée…
J’ai particulièrement aimé les séquences adultérines entre Philippe et Marie-Ange, déchirés entre ciel et chair, saisis par l’auteur avec une drôlerie irrésistible. Tout le roman s’articule autour de ce feu traumatique, qui rappelle énormément l’incendie de Notre-Dame, tous les regards tournés vers les écrans, le moment qui se grave à jamais et les sentiments associés (comme Philippe qui associera toujours ce drame à l’image de sa maîtresse enfilant son soutien-gorge en dentelle noire). La manière dont Emmanuel Venet traite des affres de la passion est impayable, et son sens de la formule ramassée m’a régalée.
Les premiers mois, ils vécurent des nuits de Chine dont ils sortaient chancelants.
Emmanuel Venet a sacrément creusé son sujet et notamment en termes d’architecture d’église – plusieurs pages exposent en effet, avec force termes techniques, les détails et la construction de l’édifice dévoré par les flammes :
un cromorne vanté par Nicolas de Grigny et une ranquette unique dans toute la région. En outre la registration comptait une contre-bombarde, une sesquialtera, un nazard de huit pieds, un salicional, un prestant et un quintaton.
Bien sûr, on ne peut que percevoir la portée symbolique de l’événement, qui aura des conséquences diverses pour chacun mais qui semble évoquer à la fois la passion charnelle et l’effondrement du spirituel, forme de nihilisme occidental. La séquence du conseil municipal qui s’interroge sur la possibilité d’installer sur les vestiges de la cathédrale un centre commercial en dit long sur les priorités de l’époque. Époque qui installe des Apple stores ou des Starbucks dans d’anciennes chapelles.
On goûtera particulièrement l’art et la manière de justifier l’injustifiable de la part des élus à travers de grandes phrases inutiles et ronflantes qui ne servent qu’à masquer l’explosion matérialiste et consumériste de l’époque. La scène de fin du maire en campagne (avec son projet « Ensemble ! Debout ! Demain ! », toute ressemblance etc.) qui vient défendre un « projet architectural ambitieux » lançant la ville sur la voie de l’avenir… Le discours est plus vrai que nature. Plus orwellien, tu meurs.
Notre monde doit agir contre l’obscurantisme, et non contre le progrès. Le progrès, c’est la paix ; la paix, c’est le commerce ; le commerce, c’est la galerie Saint-Fruscain de Pontorgueil.
Pourtant, des voix s’élèvent contre ces projets contre-nature, qui sont autant de manifestations de l’hybris (la ville s’appelle d’ailleurs Pontorgueil) de ses dirigeants et de leur aveuglement historique et spirituel :
Autant dire que c’est un arbre généalogique multi-centenaire qu’on s’apprêtait à bûcheronner au profit des marchands du temple que Jésus avait chassés lors de son unique accès de colère.
À travers un fait divers de province et sous couvert d’humour et de légèreté, Emmanuel Venet soulève de grandes et graves questions spirituelles et métaphysiques auxquelles tout Occidental est confronté depuis quelques années : la désertion des églises, la perte de la foi et, face à tout cela, malgré tout cela, cette « inextinguible et dérisoire soif de sens caractérisant notre espèce ».
Drôlement brillant.