Correspondance (1946 – 1959) – Albert Camus & René Char

Fraternité, liberté, égalité

C’est un livre qui donne à la fois envie de pleurer de joie et de désarroi. De joie car comment ne pas être bouleversé à la lecture de ces 13 années de correspondance si brillante et émouvante, une relation épistolaire de haut vol entre deux immenses artistes parmi les plus grands penseurs de leur temps, qui se vouent une admiration et une amitié sans faille ?

Char et Camus sont deux êtres pour qui la révolte, la liberté, la résistance à l’adversité, la tendresse, la confiance ne sont pas de vains mots. On ne sait plus des deux qui admire le plus l’autre, chacun nourrit sa pensée et sa réflexion des mots et des textes de son confrère – et la notion de fraternité est évidemment centrale entre eux puisque plus d’une fois, ils se diront bien plus qu’amis, frères. Le lecteur les lit ainsi par lettres interposées, chacun au zénith de sa gloire et de son engagement politique, poétique et littéraire. Comme manquent de tels grands esprits de nos jours, capables de hauteur de vue réflexive sur la situation politique à la fois nationale et internationale. La patrie alors, avait encore son plein sens, sa pleine ferveur enthousiasmante qui agitait les plus nobles esprits.

Je disais que ces pages m’avaient donné envie de pleurer car la France aurait tant eu besoin d’artistes engagés comme eux deux, qui font corps avec leur oeuvre et dont la voix puissante porte pleinement dans l’opinion publique, dont la voix est capable de galvaniser les foules. Sans nul doute tous deux auraient compris ce qui se joue avec les Gilets Jaunes et les auraient absolument compris et soutenus dans leur lutte pour plus d’égalité, de dignité dans l’existence. A l’âge de 15 ans, René Char fut pour moi une révélation : la lecture de Fureur et mystère et des Feuillets d’Hypnos marque un jalon crucial dans mon goût pour la poésie, et pour la littérature au sens large. J’y ai puisé matière à survivre, courage, abnégation et surtout, immense beauté.

De Camus, après ma déception avec L’Etranger, j’ai découvert La Peste dont les descriptions et l’intensité romanesques m’ont saisie, puis ce fut le choc esthétique de Noces, et enfin son grandiose théâtre, notamment Caligula, tant admiré. Lire et lier ces deux voix dans un même ouvrage m’a paru cadeau du ciel. Je n’ai eu de cesse de souligner et de relire ce livre, me promettant de garder toujours cet échange à portée de main et de cœur. Je l’ai lu en Sicile et ces pages ont aussi la saveur de ce voyage au cœur de la Méditerranée que René et Albert aimaient tant. J’ai adoré leur complicité, leur pudeur, leur regard acéré, radical et vrai, sur le monde littéraire, sur les engagements des uns et des autres, leurs réflexions existentielles, leur constante sollicitude réciproque – ils s’enquièrent très souvent de leur santé respective et de celle de leurs proches.

Partout, à tout moment, cette fusion des esprits, ce lien profond qu’on dirait quasiment amoureux tant il est fasciné, soucieux, désireux du bien-être de l’autre. J’ai souvent déploré – notamment d’ailleurs après ma lecture de la correspondance de Camus et Casarès – la disparition de la correspondance manuscrite et cet ouvrage me pousse dans mes retranchements : que l’homme moderne a perdu en l’oubliant, en délaissant l’échange manuscrit pour le numérique ! La profondeur de pensée, de sentiment et de relation y était irremplaçable, et comme j’ai aimé trouver dans cette édition Folio des images des lettres envoyées ! Singulièrement, les écritures de René et Albert paraissent jumelles tant elles sont similaires, ce qui est bien la preuve d’une communauté sensible et intellectuelle. Mon édition présente aussi le (superbe) texte écrit par Char à l’occasion du Nobel de Camus en 1957, puis un (somptueux) texte de Camus sur Char pour un hommage radiophonique – auquel participait d’ailleurs la belle Maria Casarès. Leurs écrits se répondent, s’élancent et disent chacun leur immense estime réciproque, l’amitié indéfectible qu’ils se portent et comme leurs œuvres entrent en dialogue..

Comment également ne pas évoquer les territoires (Paris, que Camus exècre), ceux qu’ils chérissent de concert, à commencer par la Provence, où Char vit (à L’Isle-sur-la-Sorgue, où je rêve d’aller un jour en pèlerinage (ce sera fait en août 2020) et où Camus, conquis, finira par acquérir une maison (à Lourmarin). L’attention que chacun porte à l’élément naturel, exprimé avec tant d’élégance, avait de quoi me parler.. Quand Camus cherchait une maison à acheter, il disait à Char qu’il fallait surtout qu’elle soit devant un paysage qu’on peut regarder longtemps. Telle me paraît la clef d’une épanouissante résidence..

Je pourrais écrire et parler de ce livre pendant des heures tant chaque page est un éblouissement qui mériterait mille commentaires et dithyrambes. Mais je m’en tiendrai là, en priant tous ceux qui m’ont lue de faire l’acquisition de ce petit poche de quoi ? 7€ ? Sept petits euros pour une grandiose rencontre, un de ces coups de hache dans la mer gelée comme on en lit peu et qui mériterait d’être connu de tous. Je finirais par quelques citations, pour le bonheur de les passer, en espérant que cela vous séduise et vous incite à plonger dans cette conversation merveilleuse à tous points de vue.

Il y a peu d’hommes aujourd’hui dont j’aime à la fois le langage et l’attitude. Vous êtes de ceux-là – le seul poète aujourd’hui qui ait osé défendre la beauté, le dire explicitement, prouver qu’on peut se battre pour elle en même temps que pour le pain de tous les jours. Vous allez plus loin que les autres, n’ayant rien exclu. Tout affectueusement vôtre

Mon cher ami, J’ai été triste de vous voir partir. Je vous le dis. Il est des rencontres fertiles qui valent bien des aurores.

Le Mythe de Sisyphe me tend son rocher bleu. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Oui, c’est cela. Cette phrase donne à respirer, donne à prendre. Voilà notre oreiller pour gens actifs. Revenir de tout l’avenir au présent et le garnir de son espoir même jamais réalisé. [RC]

J’ai sur ma table Fureur et mystère. Un mot seulement pour vous dire ma joie et pour vous redire que c’est le plus beau livre de poésie de cette malheureuse époque. Avec vous, le poème devient courage et fierté. On peut enfin s’en aider, pour vivre. (…)

L’été a une belle vieillesse ici, il continue à traverser, à parcourir les champs son bâton feuillu à la main. Mais quelle tristesse, mais quelle angoisse magnétique dans l’air et sur les choses ! Les êtres eux se font simplement mal, c’est toujours l’aurore pour les plaies. Aimer, ne pas aimer ? Quel long vertige… Et on ne peut rester jamais deux. Dès que l’on est définitivement deux ! Les autres, la morale, ce foyer déjà bâti que rien n’autorise à défaire que son propre plaisir.. Est-ce suffisant ? On ne sait plus. On dure. [RC] (…)

La vérité est qu’il faut rencontrer l’amour avant de rencontrer la morale. Ou sinon, les deux périssent. La terre est cruelle. Ceux qui s’aiment devraient naître ensemble. Mais on aime mieux à mesure qu’on a vécu et c’est la vie elle-même qui sépare de l’amour. Il n’y a  pas d’issue – sinon la chance, l’éclair – ou la douleur. [AC]

Si tant est qu’un livre [Les Matinaux, ndlr] est écrit pour quelqu’un, c’est pour vous que celui-ci l’est. (Écrit et respiré) C’est un rare visage, affectionné et admiré, que celui que la pensée et le cœur appliquent sur la terre d’un livre. Tel est le vôtre. [RC]

Travaillez, veillez sur vous surtout, dont nous avons besoin. 

Quelle bonne et profonde chose que de se détacher peu à peu de tout ce et tous ceux qui ne méritent rien et de reconnaître peu à peu à travers les années et les frontières une famille d’esprits. Comme on se sent beaucoup tout d’un coup à être enfin quelques uns… [AC]

Admirer a été une de mes grandes joies que, devenu homme, je n’espérais plus jusqu’à notre rencontre. [AC]

Votre approbation, votre affection font que la grimace et le hoquet des hommes sont moins hostiles, font surtout qu’on distingue dans le visage du soleil une clarté qui, tout en étant celle de tous, a une vertu balsamique qui ne se gaspille pas en vain car elle n’est accueillie que par quelques uns, ceux-là même qui la versent au compte scrupuleux de l’espérance de demain. Merci d’être un de ces essentiels. [RC]

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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