Dans le jardin de l’ogre (2014) – Leïla Slimani

Le vide d’Adèle

Deuxième roman de Leïla Slimani que je lis (j’avais adoré l’excellent « Chanson Douce ») et chamboulement, malaise et angoisse sont encore au rendez-vous de cette prose clinique et blanche, au service d’un scénario à l’efficacité tranchante.

La romancière nous peint encore un couple qui semble avoir tout pour être heureux : Adèle et Richard vivent confortablement à Paris avec leur jeune fils, Lucien ; elle est une jolie journaliste ; Richard est un médecin réputé qui ne rêve que de quitter la capitale pour installer sa petite famille en province.

Pourtant, dès la première phrase, Slimani installe le suspense, l’attente :
« Une semaine qu’elle tient. »

Le lecteur va rapidement comprendre de quoi il s’agit : Adèle a un maladif besoin de sexe, d’être désirée et prise par tout mâle qu’elle croise dans ses parages.
Adèle est une prédatrice, et ce simple élément suffit à fonder toute la singularité d’approche de ce premier roman qui m’a totalement scotchée. À l’heure où, ces dernières années, on ne parle que des hommes violeurs et autres « porcs » qu’on « balance » publiquement, ce roman (paru en 2014) semble détoner dans le paysage littéraire français. Il est de plus assez rare en Occident de voir brossé un portrait de femme qui se conduit en homme, peu sentimentale, consommant ses conquêtes, utilisant le sexe opposé comme un objet.

« Dans le jardin de l’ogre » raconte cette double vie adultérine haletante, entre mensonges, retards, téléphones cachés, couvertures, duplicité, excitation, dîners clandestins, pipes à la dérobée, tension, lassitude. « Se taire, surtout se taire » est le credo d’Adèle qui vit dans la peur (et d’une certaine manière, le désir) d’être découverte. Le lecteur sent bien qu’une forme de compte à rebours est lancé dès l’entrée, qui doit aboutir à confondre le personnage principal, non sans l’avoir fait traverser une descente aux enfers insensée… qu’elle choisit de s’infliger. Slimani a l’élégance, grâce à sa plume sèche sous laquelle meurent les adjectifs et le sentiment, de ne pas trop s’appesantir sur les détails crus et sordides. Car Adèle a parfois du goût pour l’atroce, le sexe extrême et violent. L’une des séquences (quand son mari est à l’hôpital) m’a particulièrement choquée (heureusement elle est rapide).

Ce qui est également fort avec ce texte, c’est l’absence de manichéisme, le personnage est à la fois haïssable (à aucun moment on ne s’attache à elle, elle n’a rien à dire, est odieuse à tout instant, ce qui n’était pas le cas pour Louise, la nourrice pourtant infanticide de « Chanson douce ») et insaisissable- on effleure sans vraiment comprendre ses motifs et ses mobiles.

Adèle est une femme d’une maigreur folle qui cherche à « se remplir » du désir des hommes, qui constitue sa seule nourriture. Elle est également cette femme qui a mal vécu sa « métamorphose » en mère, qui fuit ses nouvelles responsabilités et souffre de la perte conjointe de sa jeunesse et de sa liberté (l’enfant est particulièrement pénible, aussi). Elle voudrait renouer avec la femme insouciante et libre qu’elle était avant la dépendance du foyer, du mari : ses embardées sexuelle sont pour elle le dernier bastion de sa souveraineté personnelle. Sa frustration professionnelle est également totale, doublée d’un sentiment d’imposture- elle a décroché son boulot (où elle s’ennuie) grâce à une connaissance de Richard.

Le couple ne se touche plus mais le mari « fait confiance ». On sent très peu d’amour entre eux, elle ne semble pas capable de sentiment ou d’émotions, hormis celles que lui procurent ses coucheries transgressives. Elle dira pourtant qu’elle n’a « que lui au monde » mais le lecteur est autorisé à douter de la sincérité de cette phrase qui sonne faux.

L’intelligence de ce sidérant roman, c’est non seulement d’aborder la question subversive de la nymphomanie, mais d’interroger plus largement la sexualité et le désir féminins, le regard que la femme porte sur elle une fois qu’elle devient mère, la soif qu’elle peut alors avoir du désir des hommes, comme une validation de sa nature de femme. Curieusement, Adèle n’a pas souvent d’attirance physique pour les hommes qu’elle choisit. Ils sont réifiés, rendus à l’état de chair, de matière organique (très perturbant à lire pour une femme sentimentale..)

Le texte est également traversé par des considérations « bourdieusiennes » fort intéressantes : Adèle semble être un « transfuge » de classe et n’accepte pas bien l’image de sa famille, ses origines, elle qui a désormais gagné les rives de la bourgeoisie. De quelle manière cette problématique s’articule avec les dérives sexuelle du personnage, bien malin qui saura le dire. On notera ses accès de violence envers son fils, ses réactions excessives, démesurées.

Il y a aussi in fine un attrait pour la mort, Adèle souhaitant s’anéantir dans ses frasques, jusqu’à cette séquence ultra-violente qui révèle une sorte de goût pour le masochisme et qui entre en écho avec sa vision paradoxale de la sensualité (qui dit toutefois quelque chose de la psyché féminine telle que décrite par Merteuil et Valmont) :

Le mélange de peur et d’envie, de dégoût et d’émoi érotique. (…) Elle se sentait à la fois sale et fière, humiliée mais victorieuse.

In fine, c’est à se sentir exister pleinement dans le désir ardent d’un autre qu’elle aspire, coûte que coûte. Quitte à adopter une vision froide et « utilitaire » des hommes dont elle dit parfois de l’un d’eux qu’il a « trop servi » :

Elle n’aspire qu’à être voulue. (…) La rassurante sensation d’avoir existé mille fois dans le désir des autres. (…) elle a voulu qu’ils se consument pour elle.

Mais comme dit l’adage : »Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle casse »…

Adèle devra donc affronter la vérité et prendre des décisions. La dernière partie nous fait changer de cadre, de vie, avec cette pratique de l’ellipse qui est à la fois admirable et frustrante. La famille s’est installée en Normandie, Adèle semble plus amorphe que d’habitude, son mari la ménage et la surveille comme le lait sur le feu. Un voyage en solo à Boulogne/mer à la mort du père d’Adèle va faire basculer les dernières pages dans une ultime ellipse qui m’a laissée bouche bée (à la fois d’admiration (pour le procédé si bien utilisé) et de frustration (car j’aurais voulu en avoir le cœur net).

Un récit diablement efficace et très prenant, soulevant des questions abyssales sur la sexualité et le désir des femmes, porté par une écriture sèche épousant parfaitement son sujet : tout simplement brillant !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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