En fleur et en os (2023) – Nancy Huston

Les spectres des vivants

La famille Tarvel et les enfants de Belkacem se réunissent pour célébrer les 18 ans de Lina, fille unique de Jambet et Fella. Tandis que la principale intéressée se fait attendre, la fête familiale voit surgir les rancœurs d’une amitié multigénérationnelle fondée pendant la guerre d’Algérie. Les convives, soutenus par des présences tutélaires (fantômes et psys) rejouent malgré eux une tragédie fameuse et laissent à entendre qu’il y a quelque chose de pourri au royaume des vivants. Jambet/Hamlet et Fella/Ophelia, fragilisés à des degrés divers par l’époque qui les a engendrés, verront-il le fruit de leur amour atteindre sa majorité et prendre sa liberté ?

Ils sont plusieurs sur scène, employeurs et employés, fantômes et vivants, présents et absents, amis et amants. Entre les échanges réels de Claude, Trudy, Lakhdar, Jambet et Fella se glissent des séquences plus évanescentes où discutent singulièrement des psys imaginaires et des doubles fictifs des personnages. Il n’y a pas vraiment d’intrigue mais l’ensemble se lit pourtant avec un plaisir certain.

Il est question d’un barbecue, d’une fille (Lina) qui se fait attendre pour son anniversaire, de sa mère (Fella) traversée de réminiscences d’hôpital psychiatrique et d’électrochocs, d’anciens harkis qui tancent leur fils, de vieilles femmes qui ne s’en laisse pas conter, de voix qui s’entremêlent jusqu’à la cacophonie…

Lis-nous quelque chose !
Un extrait d’un de tes romans
– il y a l’embarras du choix, n’est-ce pas ?
Tu es un auteur prolifique-
Où tu racontes mes électrochocs,
Mes spasmes et mes fantasmes,
Mes orgasmes intergalactiques !

Je retiens les beaux passages lyriques et érotiques, superbement féministes (dans le noble sens du terme !) de Fella et Trudy, la vivacité et l’humour de cette courte pièce aux sous-textes difficiles à appréhender mais dont j’ai goûté la drôlerie, la poésie autant que la sensualité.

Nancy Huston esquisse, par petites touches, une réflexion sur la mémoire et le deuil d’un enfant, sur les traumatismes de la guerre d’Algérie que, béotienne en la matière, je n’ai pas forcément saisie pleinement.

Après tous les sacrifices qu’on a consentis, c’est une honte comme la France nous a lâchés une fois la sale guerre perdue et terminée !
(Fantôme de Halima)

Néanmoins, je salue les jeux sur la langue et les calembours, les assonances et les allitérations très bien senties, on voit que Nancy Huston possède une parfaite maîtrise du français (qu’elle agrémente ici d’une touche d’anglais dans une scène…).

Mention spéciale pour ce très beau passage (dit par « Fella bis ») qui file sensuellement la métaphore florale et les graines…

Une pièce de théâtre gorgée de poésie !

L’homme souffle en moi, son corps
pousse et mousse en moi encore,
godetia grâce, garce, grâce,
épicéa, pin noir, épine
virginalis ô jamais plus,
précurseur rose giroflée
floraison mai à septembre
aster il s’effondre sur moi je bois
les gouttes qui sourdent de son membre
salées, immortelles, freesia hybride, fuchsia gaillarde aster scabieuse
j’ai léché ses lèvres mangé ses mots
bu ses paroles et sa salive
gémi ses gémissements aussi
ô little bells, manteau de pourpre
il a glissé en moi, glisse glisse glycine
planté tant de graines
au profond de ma nuit
que je t’aime, belle jasmine
et l’une d’entre elles, ô marjolaine,
a pris enfin racine.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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