Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle (1963) – Rohan O’Grady

Conte cruel en culottes courtes

Le titre original – Let’s kill uncle ! – rendait davantage que le titre français (toutefois si bien trouvé) l’élan, la vivacité et l’énergie qui filent ce récit écrit par une mère de famille de 39 ans en 1963 et best seller dès sa sortie.

Contrairement à ce que j’ai pu lire et malgré la naïveté (trompeuse) de sa couverture, ce roman publié par les excellentes éditions Monsieur Toussaint Louverture, n’a rien d’un récit pour enfants. Bien sûr, un petit lecteur adolescent chevronné pourra s’y retrouver mais il m’est avis qu’il passera à côté de bien des choses que seuls les adultes pourront noter : ainsi en va-t-il du conte et celui-ci en est un, à la fois cruel et tendre, diabolique et réconfortant, ironique et optimiste.

Le cadre importe au fond assez peu, l’espace et le temps sont des données secondaires, même s’il est fait référence dans certains échanges au IIIème Reich et aux dérives du pouvoir totalitaire. Ce qui compte ici, ce sont les personnages, extraordinairement caractérisés par Rohan O’Grady et l’impeccable construction narrative de ce page-turner singulier, saupoudré de thriller et de fantastique, qui fait souffler sur le lecteur un vent tantôt tendre tantôt violent qui entretient très efficacement l’intérêt.

Nous y rencontrons in medias res le petit Barnaby, un garçonnet facétieux à l’histoire tragique, fraîchement débarqué sur une petite île, et confié aux bons soins de gentils épiciers en attendant que son mystérieux oncle Sylvester daigne arriver. Simultanément arrive sur l’île la jeune Christie, blonde fillette aux cheveux de soie, et exact pendant féminin de Barnaby – celle-ci est pensionnaire de la dame aux chèvres, Mme Nielsen, et doit y demeurer tout l’été avant de rejoindre sa mère.

Voilà qui rajeunit soudainement le territoire, majoritairement peuplé de personnes âgées, certaines ayant vécu des drames liés à la guerre, perdu un fils dont le souvenir les hante à jamais, ou s’adonnant au jardinage pour oublier les fracas du monde. En arrière-plan d’ailleurs, on trouve dans ce livre un discours très avant-gardiste, une charge virulente contre les incendies qui ravagent la terre et les conflits innombrables qui la mettent à feu et à sang – étrange téléscopage avec l’actualité de cette Amazonie ou de cette Sibérie d’août 2019, ravagées par les flammes..

On a trop évoqué – et selon moi à tort – les aventures (qu’on penserait ludiques alors qu’il n’en est rien) et le caractère turbulent de ce duo de gamins qui, au départ, ne s’entend pas très bien puis va, au fil des pages, se lier d’une indéfectible complicité. Dans ce roman, il ne faut pas se fier, jamais, aux apparences car la vérité est bien plus complexe qu’il n’y paraît, et c’est ce qui en fait le singulier piment. Il faudrait consacrer une critique à chaque personnage de ce récit tant la galerie de protagonistes est riche et attachante, et sous la plume de Rohan O’Grady, prend vie de la plus tendre et de la plus humaines des manières.

Certains sont de véritables personnages de conte, aux linéaments typiques du merveilleux de ce genre : ainsi de la douce Madame Nielsen, bien vite rebaptisée Tatie par les gamins, qui n’est que bienveillance, tricot, confitures maison, bons petits plats savoureux et plaids bien chauds. Elle figure une sorte de marraine la bonne fée sous l’aile de laquelle se réfugient les enfants – d’ailleurs souvent comparés à de petits animaux mignons et sans défense (poussins, chiots) : elle est un adjuvant de l’histoire.

Adjuvant aussi, bien que personnage plus délicat à aborder, que le Sergent Coulter : un beau gaillard de la Gendarmerie nationale canadienne, fière allure et loi chevillée au corps, dont l’apparence marmoréenne sera bientôt mise à mal par l’affection que suscitent (à son corps défendant) les deux enfants. J’ai adoré ce personnage ravagé de tiraillements et plein de paradoxes, d’humour aussi, et qui passe son temps à écrire des lettres à une femme qu’il aime, puis à détruire ces lettres avant même leur envoi. Jamais l’empathie de Rohan O’Grady ne quitte ses créatures et c’est peut-être ce qui m’a le plus marquée dans cette histoire.

J’ai particulièrement goûté l’hédonisme de certaines scènes, ces instants de pause dans le thriller, où le personnage se love longuement dans une confortable contemplation, écoute de la musique, lit un poème, déguste un plat qui le ravit. L’amour de la vie qui file ces pages leur donne un supplément d’âme très savoureux. L’île fait ici figure de paradis, d’Eldorado : les fruits qui y poussent y sont luxuriants, les plantes en nombre et il semble y régner une délicate harmonie de paradis perdu, d’âge d’or, qui m’a enchantée.

On voudrait demeurer toujours dans cette adorable petite société. Le problème, c’est qu’il y a un animal qui va venir semer la terreur au sein de la petite communauté. Je préfère ne pas trop en dire car le récit ménage très habilement le suspense, réservant parfois des passages hautement angoissants (comme celui de mouvements fantomatiques dans les rideaux, d’yeux fous, infernaux) et il serait regrettable de déflorer la surprise de lecture.

Je dirais simplement que le fameux Oncle Sylvester figure sans doute parmi les personnages les plus angoissants, les plus machiavéliques qu’il m’ait été donné de lire et que ses dons (dont les recensions ont très peu fait état) dans un récit de 1963, sont incroyablement avant-gardistes ! Il est question d’hypnose, de manipulation, d’emprise, de transformation potentielle à haute teneur en péril pour le jeune Barnaby et sa comparse. L’ambiguïté, le caractère malsain de cet oncle sont très bien rendus et le lecteur suit avec anxiété le déroulement de cette intrigue qui met également en scène – j’allais oublier – un simplet, qui se lie avec les enfants, et qui constitue un ressort romanesque très bien trouvé.

Le jeune duo va devoir rivaliser d’inventivité pour déjouer les sombres projets de Sylvester – fort heureusement, ils pourront peut-être compter sur un allié de choix, celui que tous recherchent mais que personne n’a réussi à attraper : Une-Oreille, le couguar qui se niche quelque part dans la jungle. Là encore, nous sommes en plein fantastique, conte, réalisme magique. La question est de savoir : d’où vient vraiment le danger ? Qui est le vrai sauvage, dans cette folle aventure ? D’aucuns ont rapproché ce roman d’œuvres telles que Moonrise Kingdom (que je n’ai pas aimé) ou les Orphelins Baudelaire (que je ne connais pas) : pour ma part, je lui donnerai une filiation supplémentaire en l’apparentant (à certains égards) au grandiose Bondrée d’Andrée Michaud : même atmosphère qui tendre, qui angoissante, et surtout même gamins malicieux qui furètent, élaborent stratagèmes et stratégies à la barbe des adultes en vue de découvrir la vérité avant ces derniers.

Certaines scènes sont particulièrement réussies à cet égard, notamment quand le Sergent s’adresse aux enfants, qu’il considère souvent avec pitié, sans imaginer qu’ils puissent être aussi créatifs que dissimulateurs : le lecteur voit que les enfants se jouent des adultes, qu’ils entrent dans le personnage qu’on attend d’eux et goûte avec délice leur mutine duplicité, connaissant leurs desseins. Une peinture de l’enfance sans manichéisme aucun, sans sensiblerie non plus, mais au contraire un très juste reflet de cet âge plein de naïveté apparente, de curiosité, de découvertes, de gravité aussi, et d’intelligence intuitive.

Justice et morale sont les thèmes qui sous-tendent l’ensemble de ces près de 300 pages que l’on engloutit avec délice et que l’on quitte avec grand regret tant l’ensemble est intelligent, vivifiant, original – et surtout extrêmement attachant. Comme dans tous les contes, Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle est un délicat mélange d’innocence et de cruauté, de tendresse et de haine, de réalisme et de merveilleux qui, pour m’a part, m’aura conquise de bout en bout. Je finirais par saluer la traductrice pour son formidable travail de passeuse et pour sa sensibilité lexicale tout en nuances et délicatesse : un grand merci à Morgane Saysana sans qui ce texte ne nous serait jamais parvenu – et quelle perte c’eût été ! Merveilleux.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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