Gros-Câlin (1974) – Romain Gary

Affinités et reptiles

Les gens sont malheureux parce qu’ils sont pleins à craquer de bienfaits qu’ils ne peuvent faire pleuvoir sur les autres (…) chacun ne pense qu’à donner, donner, donner c’est merveilleux, on crève de générosité, voilà.

Cousin est un statisticien sans histoire aucune, si ce n’est qu’il vit avec un python de 2m20, du nom de Gros-Câlin en raison de la tendresse de son étreinte. Il sait devoir le nourrir de souris vivantes mais n’y parvient pas, par excès de sensibilité. Il se met en tête d’écrire une forme de traité zoologique sur son serpent, sous forme de journal de bord quotidien.

Ce qui me bouleverse chez les souris, c’est leur côté inexprimable. Elles ont une peur atroce du monde immense qui les entoure et deux yeux pas plus gros que des têtes d’épingle pour l’exprimer.

Cet homme esseulé trouve avec son python déniché à Abidjan de quoi nourrir son désir d’enlacement étroit, qu’il pratiquait jusque là lui-même, en se prenant dans les bras les yeux fermés.

Lorsqu’un python s’enroule autour de vous et vous serre bien fort, la taille, les épaules, et appuie sa tête contre votre cou, vous n’avez qu’à fermer les yeux pour vous sentir tendrement aimé. C’est la fin de l’impossible, à quoi j’aspire de tout mon être. Deux bras, les miens, c’est du vide.

Cousin est épris d’une de ses collègues, Melle Dreyfus, une Guyanaise avec laquelle il prend chaque jour l’ascenseur et imagine que cela constitue une intimité pré-nuptiale entre eux. Attention : les réflexions qu’il s’autorise sur cette « Noire » (voire « négresse ») au « doux accent des îles » vont sembler d’un racisme consommé en 2023, mais l’ensemble est si doux, si tendre, si touchant qu’on passera outre.

Il y a une mortalité terrible chez les sentiments.

Le lecteur va s’attacher dès les premières lignes au personnage principal, décidément hors normes et singulier, à l’image de son animal de compagnie. Cousin, à bien y réfléchir, a tout de l’autiste : solitude incompressible, difficultés de communication, incapacité à comprendre les réactions d’autrui, perception étrange du réel, besoin infini d’affection.

On saisit vite que le python, que Gary a le délicat génie de parvenir à nous rendre attachant, est ici une présence allégorique ou symbolique : il peut représenter soit la dimension phallique (refoulée) de l’individu qui n’assume pas, soit elle rappelle les Juifs que les justes cachaient pour les protéger de ceux qui les pourchassaient. Cousin relève en effet en permanence l’hostilité (incompréhensible pour lui) que suscite son compagnon dès lors qu’il parade avec lui dans la rue. Nous suivons donc le quotidien à la fois routinier et pas comme les autres du personnage et de son reptile, entre projets de thé amoureux avec Melle Dreyfus, craintes de la concierge et échappée dans les canalisations. Gary joue énormément sur le double sens érotique du serpent, avec notamment une scène désopilante avec des policiers curieux de voir « le gros python » de celui que chacun perçoit comme un illuminé, un doux-dingue.

Le texte m’a évoqué de nombreuses autres voix : la fantaisie primesautière d’un Boris Vian, les inoubliables mots d’esprits et calembours d’un Raymond Devos et la touche de fantastique, où réel et imaginaire se mélangent, qui rappelle ici « La Métamorphose » de Kafka. Un héritier de ce Gary rigolo serait enfin à trouver du côté d’Emmanuel Venet, romancier et psychiatre, qui a notamment consacré plusieurs livres à la folie, traitée sous l’angle de la drôlerie.

On sourit, on rit et on pleure au fil de ces 200 pages qui parviennent à serrer le cœur jusqu’au saignement d’empathie. On ne peut qu’être touché par la soif d’affection, par l’envie presque vitale d’enlacement, de l’homme perdu dans la grande ville en quête de l’étreinte qui lui réchauffera le cœur et l’âme. Cousin se rend d’ailleurs bien souvent « aux bonnes putes » (cela dit sans irrespect aucun) pour se faire prendre dans les bras… Cette envie d’être embrassé m’a fait moult pincements au palpitant car je m’y retrouve, bien sûr, comme nombre de mes semblables.

Ce qui est surprenant, c’est le mélange et la (con)fusion entre le personnage (qui doit souvent « se dérouler », qui fait des nœuds..) et son animal : d’ailleurs, quand ce dernier s’échappe par les canalisations, c’est ensuite Cousin qui va se laver pour se débarrasser des résidus de « son » voyage. Il parle aussi de ses « enroulements gracieux en spirale autour de [son] sujet ». C’est enfin lui qui se met soudain à avaler des souris à la fin, d’où l’écho à Kafka auquel j’ai songé.

Il y a de l’absurde, de la poésie, de la folie, de la tendresse et en fait une humanité incroyable qui se dégagent de ce texte unique au scénario vraiment original. Certaines lignes font presque penser à du Beckett ou du Ionesco :

– (…) et qui aime la neuvième symphonie de Bach.
– La neuvième symphonie est de Beethoven, dit le commissaire.
– Oui, je sais, mais il est temps que ça change.

Subtilement, et avec un humour très réussi, Gary réussit à évoquer les problèmes de communication entre les humains, leurs pudeurs, leurs réserves et leurs craintes de l’abandon avec beaucoup de justesse :

Il y avait peut-être là une amitié en train de naître, à cause de l’incompréhension réciproque entre les gens, qui sentent ainsi qu’ils ont quelque chose en commun.

Mais je retiens surtout la déchirante solitude du personnage, si seul et isolé qu’il en vient parfois à se prendre tout seul dans les bras :

Je me suis serré dans mes bras avec toute la force dont je suis capable, en fermant les yeux. C’est très encourageant, un avant-goût, mais ça ne vaut pas Gros-Câlin. Lorsqu’on a besoin d’étreinte pour être comblé dans ses lacunes, autour des épaules surtout, et dans le creux des reins, et que vous prenez conscience des deux bras qui vous manquent, un python de deux mètres vingt fait merveille.

Un cocktail à la fois poignant, poétique et loufoque : du jamais lu jusqu’ici.

Quel bonheur!

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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