Je me suis tue (2015) – Mathieu Menegaux

Naissance de la tragédie

Le Vème siècle avant JC a eu Sophocle. Le XVIIème Racine. Le XXème Anouilh. Le XXIème devra désormais compter avec Mathieu Menegaux.

Si l’on a une petite connaissance de la tragédie antique et classique, on goûtera sans doute avec une intensité supplémentaire l’oeuvre fascinante de ce romancier qui a publié son premier roman – Je me suis tue – en 2015. C’est de lui et de son petit frère – Un fils parfait– que je souhaite parler aujourd’hui.

Finis choeurs chantés, forme versifiée et courroux divin : l’auteur adopte la forme contemporaine du thriller pour aborder – excusez du peu – les plus grands tabous de l’humanité. Gare aux « divulgâcheurs », aux critiques à la langue (trop) bien pendue et aux synopsis bavards : l’idéal reste encore d’accoster sur ces pages l’esprit vierge et absolument disponible à la surprise. Elle n’en sera que plus dévastatrice.

Mathieu Menegaux écrit des livres qui vous déboutonnent le cœur et l’âme et vous mettent face aux crimes les plus impardonnables en tendant un miroir au lecteur : et vous ? Qu’auriez-vous fait à la place de Claire ? De Daphné ? Ne péchez-vous jamais par orgueil, par illusion, par confort, par hybris ?

Voilà des mots/maux qui ne seront jamais démodés tant que l’on parlera des Hommes. Et qu’on se garde bien de jeter la pierre aux turpitudes des personnages – puissions-nous ne jamais devoir les traverser à notre tour !

Dans ces deux romans, le principe de catharsis joue à plein qui nous fait nous identifier à ces monstres et dans le même temps rejeter cette option avec terreur. L’auteur a un atout de taille qu’il est assez rare de croiser déployé à un tel niveau et sur une forme aussi ramassée  (moins de 150 pages) : une connaissance abyssale de la psyché humaine. Avec une expertise toute particulière de l’anima féminine qui lui permet de s’envelopper dans ses héroïnes en leur offrant une voix d’une justesse incomparable.

Dans le monde de Mathieu Menegaux, il n’y a pas des coupables et des victimes : il y a des Hommes qui jouent aux apprentis sorciers, qui se pensent plus forts que le destin, défient la Providence et pensent pouvoir s’en tirer à bon compte. Il y a des Hommes – et chez cet écrivain, la femme est un homme comme les autres – qui font des erreurs, utilisent leur libre arbitre à mauvais escient, se bercent de mensonges et s’enferrent dans leur drame.. Des gens comme vous et moi. Jamais de manichéisme chez Mathieu Menegaux, les protagonistes peuvent être salopes et héroïnes tout à la fois ou successivement.

L’auteur possède un talent ahurissant pour décrire les circonvolutions de la pensée et du raisonnement, ses phases de déni, ses brusques reprises rationnelles et ses délires face à l’insoutenable irréversibilité de nos choix. La question de la Mère est au cœur des deux premiers romans et traitée avec une hauteur de vue qui ne pourra que donner au lecteur un vertige à la fois délicieux et terrifiant. Aux lectrices surtout.

Être soi-même une mère donne une saveur toute particulière à ces lectures, un goût tragique qui reste longtemps sous la langue et à l’esprit – plus que les lire avec les yeux, c’est le corps qui les traverse, viscéralement, organiquement. Mathieu Menegaux a la subtilité d’apporter à son premier roman une bonne dose de mélancolie en l’émaillant d’extraits musicaux bien connus (Gainsbourg, Barbara..) – une manière de revisiter à la sauce moderne la tragédie antique, ses chants et ses pleurs.

Enfin, cerise sur le gâteau d’une œuvre quasiment irréprochable par sa construction, son ambition, sa nervosité et la qualité de son analyse psychologique : le goût de l’auteur pour la langue française. Sans maniérisme aucun, Mathieu Menegaux emploie toujours le mot juste avec une gourmandise adorable, offrant au lecteur l’occasion de découvrir (ou redécouvrir) des termes tristement peu usités mais merveilleux comme « estaminet », « sabir », « tarabiscoté », « embastiller », « vétilles », « pandore », « comminatoire »…

Il me faudrait être patiente. L’attente et la souffrance dans un seul et même mot, jolie langue française.

La clef de voûte des deux premiers romans – et de toute tragédie qui se respecte – réside dans une considération aussi simple que lumineuse que l’auteur énonce ainsi :

Comme tout le monde, j’avais une faille, une souffrance, cachée, enfouie, qui me minait.

Que dire de plus ? Un très grand merci et un immense bravo à ce romancier-tragédien au talent renversant.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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