Kaddish pour un amour (2023) – Karine Tuil

Et tout est dépeuplé

Il n’est jamais bien original d’écrire des poèmes après un chagrin d’amour.

Là où toutefois Karine Tuil fait œuvre singulière avec son « Kaddish pour un amour », c’est qu’il lie intimement l’amour mortel et le sacré. Que la poétesse mêle adresses à Dieu et adresses à l’homme perdu. Tous deux seront mentionnés à la deuxième personne du singulier et porteront une majuscule de majesté. J’ai trouvé cette façon de déifier l’aimé, en articulant ainsi le profane et le sacré, très puissante.

La quatrième nous indique que le « kaddish est une prière de deuil que les juifs récitent plusieurs fois par jour. Il a pour objet, non pas la mort, mais le futur et la sanctification du nom divin. Il n’existe pas de kaddish pour l’amour.. » Alors Karine va en inventer un, et un très beau, à l’homme qui l’a délaissée.

J’ai beaucoup aimé les passages calligraphiés en hébreu, superbes arabesques inconnues pour nous Français, et le poème « Érouv » (p.45) joliment mis en valeur sur la page qui m’a rappelé les calligrammes d’Apollinaire. J’ai apprécié que les poèmes de Karine Tuil entrelacent l’amour et la perte de l’aimé avec celui de la terre d’Israël et de son peuple éparpillé. La petite et la Grande Histoire.

La voix universelle qui passe entre ces pages est celle de tous les cœurs brisés, de tous les abandonnés, les inconsolables, les endeuillés, les cherchant leur chemin ici-bas, les yeux pleins de larmes et les mains tendues. On rêverait se voir adressés des mots d’amour si beaux, si touchants. Son élégie embuée pourrait bien être la nôtre, et tous ceux qui ont eu mal en amour se reconnaîtront dans ces pages. Quand l’orgueil le dispute au sentiment de déréliction…

Tu m’as fait boire le lait de la détresse humaine
Le lait amer de l’abandon
Tu m’as intoxiquée de Ton amour

Personne ne m’a fait boire le lait de la tendresse humaine
Le lait sucré de la confiance
Je suis restée debout
Quand Tu T’es éloigné
Je voulais que Tu reviennes
Que Tu me voies fière
Comme ce Peuple
Que Tu disais aimer

La force de ce texte, c’est qu’on ne sait plus à qui il s’adresse et à qui appartient la voix qui parle, il pourrait être la voix d’un prophète en plein désert, comme d’une femme qui se lamente sur son amant ou une croyante qui met le Ciel au défi… Il en ressort une grande intensité mélancolique.

Nie la fin de l’amour
Ramène-le à la vie
Ne reconnais pas la perte
Ne constate pas la mort
De ce qui a été

Quel plus beau linceul (ou quel meilleur totem d’immortalité) que l’art qui sublime la détresse face à la mort de l’amour (ou face à la mort tout court) ?

Karine Tuil nous fait voyager, nous dépayse tout en nous ramenant vers le commun de tous les humains : la transcendance et le caractère sacré de l’amour.

Absolument somptueux.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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