La guerre est une ruse (2018) – Frédéric Paulin

Des armées insolites et des ombres équivoques

Il ne fallait pas moins de 599 critiques à mon actif pour m’attaquer au monument ultra-primé signé Frédéric Paulin, La guerre est une ruse. Pour être franche, j’ai mis quelque 250 pages à entrer pleinement dans ce roman dense, ambitieux, exigeant, ébouriffant d’érudition, éminemment complexe.

Car dès le début, le lecteur est pris sous un feu nourri d’informations, d’événements, de sigles sibyllins, de personnages aux noms folkloriques, de dates et de lieux. Difficile de s’y retrouver et surtout de saisir clairement  (à moins d’être un expert) les implications et les enjeux qui président à l’organisation politique et militaire de l’Algérie du début des années 90 et à ses relations avec l’Hexagone.

On sent bien que nous sommes face à l’œuvre d’un homme dont la triple compétence de journaliste, de professeur d’histoire-géographie et de romancier fait naître une histoire (parfois un peu hermétique) qui mêle investigation, fiction et faits réels. Il paraît qu’on appelle cela le roman noir –  baptême du feu dans ce genre, pour ma part.

Avec son titre énigmatique – qui est un verset du Coran rendu tristement célèbre par Merah en 2012 – La guerre est une ruse s’inscrit dans un triptyque littéraire et historique qui s’intéresse aux racines du terrorisme tel qu’il est apparu en France à cette époque. Comment des gamins de la République française ont-ils pu retourner les armes contre des innocents ? Telle est l’ambition de ce livre qui va plonger le lecteur in medias res dans la poudrière algérienne de 1991 à 1995.

Frédéric Paulin place une galerie de personnages dans différentes strates de l’organisation politique du pays (ancienne colonie française, et ce n’est pas vraiment un détail ici), dont les principales forces en présence sont, en somme : les militaires face aux islamistes. Au beau milieu, il y a les services secrets français et algériens qui tentent tant bien que mal de glaner des informations sur ce qui se trame en coulisses afin de prévenir le pire. Tout l’intérêt, le charme et la complexité de ce livre résident dans l’entrelacement d’éléments fictifs, d’acteurs de terrain bien réels, de personnages inventés et d’événements qui ont vraiment eu lieu.

Mais, la récurrence du doute, avec la voix de ce narrateur (fort pédagogue au demeurant) qui répète souvent ce peut-être, nous indique qu’il est bien difficile d’entrevoir une quelconque vérité dans ce fatras. Dans un monde où chacun fraie d’une manière ou d’une autre avec l’ennemi, où rien n’est manichéen, où s’entremêlent mille nuances de gris, le lieutenant Tedj Benlazar, sur la base de son intuition, va tenter de faire la lumière et de mettre au jour la vérité à laquelle il croit.

Le bien et le mal en Algérie ont toujours revêtu des habits presque similaires.

Benlazar, agent de l’Etat français au patronyme arabe, est celui qui a du mal à trouver sa place. Pour les Algériens, il est le Français, mais pour ces derniers, il est trop algérien pour un agent français. Tedj Benlazar au sang-mêlé et yeux clairs incarne au fond ce mélange des genres, personnifie la dualité propre à ce récit qui tresse l’histoire algérienne et l’histoire française. Les meilleurs ennemis ? L’homme, dont les méandres de la personnalité nous seront tardivement révélés dans un twist tragique, apparaît très vite comme un personnage complexe, torturé mais très doué. Un homme dont les prophéties solitaires font de lui une sorte de Cassandre dans son équipe. Ce personnage m’a rappelé une formule de Victor Hugo :

L’intuition est à la raison ce que la conscience est à la vertu : le guide voilé, l’éclaireur souterrain, l’avertisseur inconnu, mais renseigné, la vigie sur la cime sombre. Là où le raisonnement s’arrête, l’intuition continue.

Benlazar est celui qui a l’instinct de l’Algérie et c’est sur lui, l’anti-héros sentimental aux pulsions suicidaires, que se reposent et comptent ses supérieurs, tous aux prises avec des difficultés tant personnelles que professionnelles. Leur crainte majeure ? Le grand bordel, soit l’extra-territorialisation de la guerre civile algérienne en Europe. Avec le sentiment, la prescience que l’avenir leur donnera raison. Au sein de ce maelström romanesque et historique, béni soit le glossaire qui nous rappelle ce que sont le GIA, le DRS, la DGSE, et qui démêle vérité et invention. Car, plus d’une fois, le lecteur est tenté de croire qu’il s’agit d’une fiction, tant sont atroces les événements relatés.

Camps de concentration aux mains de tortionnaires, expéditions punitives et autres troubles tueries sont en effet le lot quotidien de l’Algérie d’alors, aux prises avec une guerre civile qui semble irrémédiable. Le credo de Benlazar est finalement assez simple : il est certain que les militaires entretiennent de sombres relations avec les islamistes du GIA. Pire ! Que les barbus sont une création des galonnés, appuyés du DRS. Et il va tout faire pour le prouver, au péril de sa vie, comme cela nous est maintes fois répété et pour chaque protagoniste de cette folle histoire.

Nous entrons alors dans le roman d’espionnage, plein de bruit et de fureur, où s’enchaînent courses-poursuites en bagnole, canardages en règle et autres délicates filatures, entre deux rapports en règle auprès des boss, accompagnés de whisky et Gitanes. Frédéric Paulin a du talent pour les dialogues vifs et percutants, le sens du détail dans la caractérisation psychologique autant que dans l’ancrage pittoresque de l’histoire. L’auteur a manifestement fouillé son sujet jusqu’à la (substantifique) moelle. Autant dire tout de go que le lecteur devra avoir un cerveau en parfait état de marche et hyper vigilant s’il veut tout comprendre à ce qui se joue sous ses yeux. Le bon suivi du déroulement de l’histoire ne saura souffrir la moindre perte d’attention de sa part.

J’ai avancé, hallucinée, dans la première moitié du livre, qui m’a donné intellectuellement bien du fil à retordre – mais m’a fait au passage gagner quelques points de culture générale. Mais une fois le cadre posé et les personnages bien identifiés – et Frédéric Paulin excelle dans le petit élément marquant (ainsi de ce Bourbia patibulaire aux lunettes noires à monture dorée qu’on dirait surgi d’un album de Tintin, ou de ce vénéneux Juif cocaïnomane) –  on entre alors dans le suspense du thriller à part entière. C’est un roman de longue haleine qui parie sur la persévérance du lecteur, sur son endurance : La guerre est une ruse est un roman qui se mérite et dont les arômes se déploient pour moi pleinement dans la seconde moitié, qui offre une vaste accélération de l’action.

Nous commençons alors (en tous cas moi) à reconnaître des éléments familiers – prise d’otages du vol Alger-Paris du 24 décembre 1994, noms des hommes politiques français de l’époque, ainsi que prémices du djihadisme tel qu’il frappera le sol français quelques années plus tard. Les personnages prennent aussi de l’envergure et une densité psychologique vraiment intéressante. Le personnage de Benlazar, bien sûr, mais aussi celui, singulier et attachant également, de Rémy de Bellevue, son supérieur, qui court après le temps qu’il lui reste. Le style est secondaire dans ce roman, l’intrigue prime sur la forme : on sent que Frédéric Paulin n’est pas là pour faire des phrases mais pour développer une démonstration longue et ambitieuse, un exposé politique et historique qui utilise les ressorts de la fiction pour mettre au jour les tenants et les aboutissants de l’inextricable situation franco-algérienne d’alors.

Il serait vain de tenter de résumer ce roman touffu, survolté, qui se lit pied au plancher et ne laisse aucune répit au lecteur, témoin d’un feu d’artifice narratif à chaque page. On dira qu’il se déroule comme un film d’action et d’espionnage et réserve des surprises en nombre, y compris dans la manière de narrer. Ainsi de ce décompte tendu avant l’explosion à Beyrouth, par exemple, ou de ce moment où dans l’obscurité un homme monte lentement à [leur] rencontre et qui augure du pire. J’ai été au départ un peu décontenancée par l’omniprésence des hommes dans ce récit où les femmes semblent tenir un rôle secondaire : chez les militaires, comme dans les services de renseignement, les représentantes du beau sexe ne sont pas légion et cette ambiance testostéronée m’a quelque peu laissée sur ma faim. Heureusement, dans la dernière partie du livre, c’est autour d’elles que va notamment tourner l’intrigue – ainsi des personnages de Fadoul ou de Gh’zala.

Frédéric Paulin livre également de très beaux passages sur les larmes des femmes pleurant leurs défunts et qui en disent long sur le courage et l’abnégation de ces dernières. Tragédies algériennes au parfum universel qui met les mères au premier plan – expression du chœur des souffrances abyssales et de l’absurdité crasse de la violence qui sont le lot de tout pays en guerre. Mais il ne s’agit pas de larmoyer, malgré tout. Les femmes dépeintes sont des combattantes et le propos de Frédéric Paulin fait signe du côté d’un féminisme bon teint qui met en lumière des femmes libres – ou qui désirent le devenir – aux prises avec un patriarcat rétrograde qui les enserre dans des rôles que certaines ne comptent plus tenir.

Le propos de l’auteur sur la politique migratoire française et sur le regard que portent certains Français (dont les policiers) sur les étrangers – ce racisme tricolore latent – est clairement marqué idéologiquement – on peut ne pas souscrire à cette vision mais Frédéric Paulin la défend honorablement et sincèrement. Précédant Prémices de la chute (que je n’ai pas encore lu), La guerre est une ruse est un roman qui mérite en effet d’être salué à plus d’un titre : pour la remarquable qualité documentaire qu’il offre, qui déniaisera tout lecteur avide de comprendre ce qui se joue derrière le terrorisme qui s’est exporté en Occident ; pour la parfaite maîtrise de la construction narrative, l’imbrication impeccablement huilée des épisodes les uns aux autres et certains cliffhangers de fin de chapitre très bien vus ; pour la densité psychologique des (nombreux) personnages, tous aussi imparfaitement humains que possible et dont les doutes et les travers nous les rendent tellement proches ; pour la rigueur pittoresque de l’enquête, le fourmillement infini et si précis des lieux qui ancrent le récit dans un cadre aussi dépaysant que réaliste ; le propos politique sincère qui sous-tend l’ensemble ; enfin, le mélange des genres qui fait de ce roman une œuvre unique et  inclassable.

Un livre pionnier donc, à l’image des ambitions de Benlazar désirant faire la lumière là où régnaient l’ombre et l’omerta : Frédéric Paulin, comme son héros, sont donc bien premiers à éclairer la nuit.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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