La Jeune Épouse (2015) – Alessandro Baricco

Une éducation libertine

Le titre de ma critique est emprunté au (formidable) roman de Jean-Baptiste Del Amo car j’y trouve des résonances avec La Jeune Épouse : tous deux sont des romans d’apprentissage qui mettent en scène de jeunes personnes qui vont devoir apprendre les codes de sociétés dont ils ignorent tout et faire l’expérience des potentialités sensuelles de leur corps nouvellement désirant.

Encore plus chez Baricco que chez Del Amo, certains passages fiévreux ressusciteraient la libido d’un ascète abstinent depuis toujours. Cette nouvelle cuvée de l’écrivain transalpin est un défi à l’esprit de synthèse tant ses racines et ses ramifications portent loin les réflexions, les échos, les thématiques. L’histoire est assez simple : dans un temps et un lieu indéfinis (n’en déplaise à la 4ème de couverture), La Jeune Épouse débarque dans sa belle-famille – la Famille – où elle doit s’unir avec le Fils. Seulement, l’ennuyeux, c’est que ce dernier n’est pas là. Parti depuis quelque temps en Angleterre, il communique exclusivement avec les siens via des envois d’objets complètement absurdes. Déjà, les personnages : Le Père, La Mère, La Fille, L’Oncle et donc Le Fils (dont tout le monde parle mais qui est désespérément absent, tel Ulysse attendu de pied ferme à Ithaque), qui n’ont pas d’autre nom que ces dénominations neutres. Les majuscules initiales des personnages font signe du côté de l’allégorie : nous sommes face à des personnages types que l’on retrouve dans le conte, et qui permettent au récit d’atteindre à l’universel.

Pourtant, cette neutralité n’empêche pas une très forte caractérisation des membres de la Famille qui possèdent chacun une personnalité mystérieuse et surprenante. Baricco échappe à tout manichéisme en évitant de donner naissance à des personnages convenus : la Jeune Épouse n’est pas une si candide oie blanche qu’on peut l’imaginer, le Père et la Mère sont un couple à secrets, tout comme le majordome Modesto, à mi-chemin entre Bartleby et Stevens. L’élégance de l’atmosphère – et la langue musicale tout en nuance, poésie et subtilité de Baricco, merveilleusement restituée en français par la belle traduction de Vincent Raynaud – le cadre opulent du manoir, son ambiance feutrée font que ce roman agit comme un doux sortilège hypnotique dans lequel le lecteur se glisse avec douceur et qui dit bien la magie de la littérature.

Sitôt arrivée dans la Famille, La Jeune Épouse va devoir s’accoutumer à leurs us uniques, à leurs règles peu communes et à leur philosophie singulière. Une famille qui d’ailleurs – comble de l’ironie – ne possède aucun livre (hormis Don Quichotte, lu en cachette par certains). Le travail d’imagination et d’inventivité de Baricco à cet égard m’a laissée pantoise :

Dans cette maison, lorsqu’une décision était prise, on ne revenait jamais dessus car il fallait avant tout épargner ses émotions. L’infélicité n’est pas la bienvenue. Dans cette maison, on estime que l’infélicité est une perte de temps (…) on ne laissera aucune circonstance de la vie, pas même la plus pénible, voler aux âmes plus d’un bref moment d’égarement. L’infélicité vole du temps à la joie et c’est dans la joie qu’on forge la prospérité. Ils étaient ainsi faits : ils ignoraient la succession des jours, car ils visaient à n’en vivre qu’un, parfait et répété à l’infini. Pour eux, le temps était donc un phénomène aux contours flous, qui résonnait dans leur vie telle une langue étrangère.

Véritable chambre d’écho littéraire, La Jeune Épouse est le lieu de tous les clins d’œil et hommages à un héritage dans la droite ligne duquel se place allègrement Baricco. Les romans fondateurs ne sont pas en reste avec le parallèle net entre l’Iliade et le retour du Fils, mais aussi une référence nette aux Mille et une nuits :

Et me ramène à l’histoire que je voudrais raconter, ne serait-ce que pour avoir la vie sauve, mais sans doute aussi pour la bonne et simple raison que c’est mon métier de le faire.

Ce roman traite de l’attente, d’un horizon sans cesse repoussé – le retour improbable du Fils parmi les siens – une probabilité qui semble ne jamais vouloir s’incarner et qui pourtant focalise l’attention de tous les personnages de manière quasi-obsessionnelle. A la manière des romans de Buzzati ou Gracq, Baricco construit son histoire sur une perspective qui semble reculer toujours davantage à mesure que le récit avance. Plus le temps passe, plus inimaginable paraît le retour du Fils. S’il demeure perpétuellement absent, le Fils communique toutefois avec les siens en envoyant sans un mot toute une série d’objets complètement improbables (animaux, bouteilles, meubles..), sorte d’inventaire à la Prévert qui dit bien le caractère loufoque/absurde de cette histoire inouïe. Autre intertextualité à laquelle j’ai songé : celle avec le (merveilleux) Dimanche des mères de Graham Swift.

Même ambiance opulente et aristocratique, même arrière- plan tragique, mêmes domestiques écoutant aux portes et surtout : même scène pour les héroïnes (La Jeune Épouse et Jane Goodchild chez Swift) de déambulation solitaire en tenue d’Ève dans le grand manoir (page 185). Baricco fait régulièrement des incursions dans son œuvre, que j’ai trouvées très réussies. Manière de briser le quatrième mur, ces instants où narrateur et auteur se confondent sont assez réjouissantes pour le lecteur qui a le sentiment d’être invité dans les coulisses de la création romanesque. Mais c’est aussi une technique qui humanise l’écrivain-démiurge qui se met à confesser ses failles :

Mais la personnalité insolite du Fils, que j’aurai tôt ou tard la force de décrire, et la détermination cristalline de la Jeune Épouse, que j’aimerais avoir assez de lucidité pour évoquer, invitèrent à la prudence.

L’auteur joue aussi avec la focalisation : le narrateur va parler d’un personnage à la 3ème personne, puis soudain, basculer à la première, comme si le personnage souhaitait reprendre la parole et déjouer la prétendue omniscience du conteur. Il serait difficile et certainement pas souhaitable d’être exhaustif quant aux thématiques abordées par ce merveilleux roman. Mais je ne peux pas clore cette critique sans parler de ces réflexions enthousiasmantes sur le désir, les rapports intimes et la séduction – et même sur la prostitution.

La scène entre La Jeune Épouse et La Mère (dont la beauté est telle que les hommes et les femmes défaillent en la frôlant) – cette dernière expliquant à la jouvencelle rouages, gestes et stratégies à mettre en œuvre pour faire chavirer la gent masculine – est à la fois torride, sensuelle et d’une incroyable sophistication. Baricco possède un sens inné des dialogues (non ponctués de tirets, ce qui m’a semblé plus joli sur la page), qui donnent au récit une portée philosophique presque socratique du plus puissant effet. Une maïeutique qui ne laissera aucun lecteur indifférent :

Comment se retrouve-t-on à faire l’amour pour de l’argent? Oh, il y a bien des raisons. Comme ? La faim. L’ennui. Le hasard. Parce qu’on a du talent pour ça. Pour se venger de quelqu’un. Par amour pour quelqu’un. On n’a que l’embarras du choix. Et n’est-ce pas tragique ? La Femme élégante répondit qu’elle n’était plus capable de le dire. Peut-être, admit-elle. Mais elle ajouta qu’il aurait fallu être stupide pour ne pas comprendre que le métier de putain avait aussi quelque chose de fascinant. (…) Déshabiller quelqu’un qu’on ne connaît pas, par exemple, ce doit être beau. D’autres choses aussi. Quelles choses ? Je le lui ai demandé parce que, dans mon souvenir, elle avait cela de formidable : elle n’avait jamais honte d’appeler les choses par leur nom. Elle m’a examiné longuement pour trouver la limite. Les minutes qui précèdent, ou les heures à attendre. En sachant qu’on s’apprête à le faire, mais sans savoir avec qui. (…) La curiosité, découvrir des corps qu’on n’aurait pas choisis, les prendre dans ses mains, les toucher, pouvoir les toucher. Elle est restée un instant silencieuse. Se regarder dans le miroir, avec sur soi un homme qu’on n’a jamais vu auparavant. Les faire jouir. Se sentir effroyablement belle, dit la Femme élégante. T’est-ce jamais arrivé ?

Pourtant, pas d’effets de manche stylistiques chez Baricco, tout est parfaitement dosé et équilibré, l’auteur n’en fait jamais trop, ne se hausse pas du col, revenant au contraire régulièrement vers ce métier d’écrire (métier entendu comme activité mais aussi comme machine à tisser du texte) si exaltant, laborieux et exigeant, qui pousse toujours à davantage d’humilité.

Un livre exaltant en tous points, d’une richesse inépuisable, porté par une langue ciselée, constamment somptueuse : un plaisir de lecture d’une rare intensité couplé à l’ivresse sensuelle et intellectuelle d’un conte mi- libertin, mi philosophique : voilà ce que l’on peut dire de La Jeune Épouse du grand – du très grand – Alessandro Baricco.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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