La nuit se lève (2019) – Elisabeth Quin

Les yeux fertiles

Il se tisse un dialogue étroit, comme souvent, entre les derniers livres que j’ai lus.

Entre les voix de Guillaume Sire, Gaëlle Josse et Elisabeth Quin, il y a ce thème de l’image, du regard, de l’oeil. Écran, objectif, rétine. Je suis toujours sidérée de la manière dont les livres, de façon hasardeuse (puisque je ne calcule jamais dans quel ordre je les aborde) parviennent à rebondir l’un sur l’autre.

Dernier refermé (les larmes aux yeux, évidemment), le poignant journal de bord de la journaliste Elisabeth Quin. Qui a appris en 2017 qu’un glaucome hérité de son père risquait de lui faire perdre la vue. Passée la déflagration de la nouvelle, l’heure est au combat, à la lucidité, à ce qui peut permettre de conjurer le sort et de tenir bon. A tout ce qui peut faire fleurir l’espérance.

A mesure que se réduit son champ visuel, son angoisse croît, inexorablement. Le format journal avec petits paragraphes courts, parfois simplement composés d’une  (très belle) citation permet de rendre compte des circonvolutions de l’humeur, des phases d’optimisme aux noires heures de désarroi. Alors, pour tenir debout quand frappe la fatalité, que reste-t-il ? L’amour de son compagnon François, les livres, les amis sages aux paroles éclatantes (Tobie Nathan), la spiritualité. L’humour, l’ironie, aussi. Et l’écriture, comme planche de salut, gilet de sauvetage pour mettre à distance la tragédie.

Afin de tenir en respect la maladie, Elisabeth Quin va chercher à rationnaliser, à comprendre, à disséquer ses racines biologiques. Elle engage alors une passionnante réflexion sur l’oeil, et cette chance si souvent oubliée, ce cadeau divin de la vue parfaite. On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait en s’en allant, comme le disait Prévert, ainsi en va-t-il sans doute aussi de toutes ces choses dont nous ne mesurons le prix qu’une fois perdues. Ce récit riche et poignant a un immense mérite : celui de nous donner envie d’ouvrir grand les yeux, de chérir ce don exceptionnel, ces 2cm de rayon magiques qui permettent d’appréhender la totalité du réel.

Nous en apprenons beaucoup dans ce livre truffé de bien plus de questions que de réponses, pourtant. On sent que l’auteur a picoré ça et là, au fil des mois, matière à réflexion, baumes variés pour ne pas sombrer. Elle nous offre le fruit mûr de ses échanges, de ses lectures, et c’est un beau cadeau que ces passages émaillés de poèmes, d’extraits romanesques, de conversations et de rencontres. Une pensée qui va, main dans la main avec tant d’autres.

Elisabeth qui dit que Vivre, c’est lire sait qu’elle sera peut-être condamnée un jour à ne plus jamais pouvoir le faire. A lire en braille, cette révolution cognitive à laquelle elle ne se sent pas prête. La nuit se lève (quel titre..) est aussi le lieu pour Elisabeth Quin d’une charge, d’une dénonciation des méthodes des brutes en blanc, selon la formule du médecin écrivain Martin Winckler. Des médecins austères, moqueurs, prétentieux, brusques, qui n’ont aucune considération pour leurs malades souvent désemparés. Des praticiens qui ne prendront jamais le temps, comme dans au temps des médecins d’antan, de simplement leur prendre la main dans cette passe tortueuse.

Certains, rares, font toutefois la grandeur de cette corporation et l’auteur ne manque pas de leur rendre un vibrant hommage. Comment apprivoiser cette vue qui se dérobe, comment appréhender l’inimaginable, ces ténèbres qui gagnent ? En jouissant encore du temps qui reste, avec amour et en pardonnant au sort qui parfois nous assiège. C’est la grande leçon de ce livre, qui est un appel à voir, à voir avec les yeux grands ouverts, écarquillés. Une invitation à se gorger de tout son saoul de la beauté du monde. Qui nous donne à lire le prix de ce don inouï qu’est la vue, que nous prenons pour acquis et qui pourtant peut nous abandonner d’un jour à l’autre.

L’auteur convoque aussi, dans ces 141 pages poignantes, les grandes figures artistiques qui ont perdu la vue – Monet..- et qui sont pour elles autant d’exemples inspirants de ténacité et de sagesse. La lumière de ces compagnons d’infortune illumine cet essai d’une impalpable grâce et lui apporte une délicate et délicieuse hauteur de vue. L’humour et les jeux de mots ne sont pas en reste qui permettent de dominer la réalité, d’envoyer paître le drame. Elisabeth Quin ne manque pas d’autodérision quand elle évoque ses changements physiques, effets secondaires des traitements reçus :

Malvoyante et femme à barbe ? La double peine.

Elle ne manque pas aussi de relever le caractère invisible des aveugles : ne voit-on pas celui qui ne voit pas ? Pour celle dont la carrière est notamment fondée sur l’image renvoyée à des millions de gens par écran interposé, la perspective d’être diminuée physiquement, d’être handicapée est d’autant plus redoutable. Alors elle creuse et (s’)interroge, poussant loin ses questionnements qui l’amènent à accoster sur les rives réconfortantes, passionnantes, de la métaphysique, du mysticisme et des grandes considérations existentielles.

A quoi se raccrocher quand s’abat l’horreur ? De livre en livre, de témoignage en témoignage, d’Olivia de Lamberterie à Jean-Michel Espitallier, nombreux sont ceux qui ont répondu : l’amour, les livres, l’écriture. La Sainte Trinité des affligés. Que chacun de nous sera, tôt ou tard. Mais : Peut-on déjouer la fatalité ? Elisabeth Quin explique comme l’effacement d’un sens réveille, dynamise et affûte tous les autres. Comme si le corps comprenait et compensait instantanément la perte d’un organe en renforçant les autres.

Sans la vue, l’odorat et l’ouïe se libèrent. (…) L’aveugle voit avec le corps tout entier.

Je retiens enfin ce qui habite et sourd de chaque page et qui ne sera jamais un poncif éculé, qui est au fond la seule chose qui compte ici-bas et qui nous maintient en vie, justifie tous les courages : l’amour. L’amour de la vie, du monde, d’une fille adoptive aux yeux noirs et prénom fitzgeraldien (Oona, dont elle racontera brièvement la rencontre dans un orphelinat, dans un passage renversant d’évidence), de son compagnon drôle, prévenant, attentionné. L’amour des livres, évidemment, bien plus qu’une simple passion – une raison de vivre.

Ainsi Elisabeth Quin, dont j’appréciais déjà l’intelligence, la belle voix grave, la personnalité, les choix éditoriaux, devient-elle pour moi aujourd’hui encore plus précieuse. Par ce récit sans fard où elle se met à nu, confesse sa vulnérabilité et ses peurs, elle touche à l’universel de nos vies si fragiles, et nous enjoins au désillement et à l’hédonisme. A la gratitude aussi. Elle ouvre nos yeux sur cet inestimable présent du vivant : voir le monde les yeux grands ouverts, les yeux fertiles, disposés à la merveille.

Et résonnent avec ce livre les mots de Philippe Jaccottet, en exergue de celui, très beau, de Gaëlle Josse, *Une femme en contre-jour » :

Que l’effacement soit ma manière de resplendir.

Nécessairement sublime.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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