La petite fille sur la banquise (2018) – Adelaïde Bon

Ravage

Ce joli minois si doux sur la couverture et ces phrases en bandeau qui disent déjà tout :

Tu as neuf ans. Un dimanche de mai, tu rentres seule de la fête de l’école. Un monsieur te suit. Après, la confusion. Année après année, avancer dans la nuit.

Étonnant comme les lectures peuvent parfois rebondir de l’une à l’autre : ainsi de ce livre – et non roman – d’Adélaïde Bon paru en 2017 qui fait écho à l’excellent essai féministe de Mona Chollet chroniqué précédemment. Adélaïde Bon a vu sa vie détruite par un homme. Un prédateur italien, un dévoreur de petites filles, un sadique maléfique – un de ceux dont les exactions et la personnalité donnent envie de le pendre haut et court. Encore un témoignage qui dit bien le pouvoir de l’écriture soudain ligne de vie, bouée de sauvetage.

L’auteure le dit bien : après des années de silence, de honte, après des années à ne pas oser dire sa vérité, à donner le change (au prix des plus cruelles conséquences pour elle-même), voilà qu’advient le temps du Verbe qui renoue, relie, répare. Quitter enfin cette gangue de l’infans – « sans parole »- pour devenir une adulte qui ne subit plus mais choisit sa vie. 252 pages pour accoucher d’une vie dévastée, d’une tragédie muette. Quelques minutes sans nom qui ont foudroyé l’existence d’Adélaïde – et de tant d’autres. On apprend dans ce livre des chiffres à pleurer d’horreur : en France, 1 enfant sur 5 est victime de violences sexuelles. Et les mots de l’expert lors du procès :

Je rappelle qu’en France il y a ce qu’on appelle le chiffre noir des victimes de violences sexuelles, on estime à 90% le nombre de victimes de viols qui ne portent pas plainte et ce chiffre est encore plus important pour les enfants. Dans ce dossier, vous avez 72 petites victimes recensées, vous pouvez ajouter un zéro.

Un peu plus loin, lorsqu’il s’agit d’évoquer la réparation financière des victimes :

En France, on peut détruire la vie d’une femme pour le prix d’une voiture d’occasion.

Adélaïde raconte, elle. Elle dont la chance aura été d’avoir été entendue, écoutée, d’être bien née, d’être blanche, d’avoir des soutiens. Alors dans ces pages, elle verbalise ses pensées monstrueuses, ces méduses prêtes à l’engloutir, ce désir de se faire souffrir. Le fonctionnement de la mémoire traumatique est particulièrement bien décrit dans ces pages effroyables qui disent bien comme une victime de violences sexuelles est en quelque sorte vouée à une existence désolée. Comme les victimes vont tenter de couler des tonnes de béton armé sur leurs souvenirs et leurs souffrances, mais en-dessous, ça pourrit, tout meurt à petit feu. Il aura fallu plus de 20 ans pour que le procès du tortionnaire de dizaines de petites filles se tienne.

Fruit d’un hasard total, l’arrestation de Giovanni Costa et sa présence aux assises est l’occasion de revenir sur les dysfonctionnements de la justice, les vides juridiques du droit – et l’insoutenable prescription des crimes sexuels – mais aussi sur les experts complètement à l’ouest. Heureusement, certains acteurs de la justice et de la psychologie sont formidables et Adélaïde leur rend un bien bel hommage. Demeure un constat gravissime qui sourd de ce témoignage : les victimes se perçoivent souvent comme coupables, on relativise leur tragédie (ce sera une agression sexuelle, non un viol.. Le poids des mots) – ce qui contribue à les isoler, à les laisser sans défense et glacées sur leur banquise. Ce récit m’a considérablement bouleversée car, bien que n’ayant pas subi la tragédie d’Adélaïde, j’ai retrouvé énormément de moi dans cette femme, dans sa sensibilité, certains détails biographiques, anecdotes d’enfance. Adélaïde, ça pourrait être chacune de nous.

J’ai pensé à tous ces auteurs lus récemment que l’écriture a sauvés du désastre : Jean-Michel Espitallier, Hector Mathis, Pauline Delabroy-Allard. Et maintenant Adélaïde Bon et son enfance ravagée par des doigts et un regard. A quoi tient notre sentiment d’appartenance à l’humanité.. J’ai pleuré en lisant, plusieurs fois reposant le livre, incrédule, choquée, terrifiée qu’un être humain puisse être capable de tant d’horreurs sur un enfant. Les récits à la barre des petites victimes devenues grandes sont à pleurer de désespoir et de monstruosité. Adélaïde Bon nous offre avec ce témoignage déchirant la preuve que les mots dits au bon moment peuvent aider à survivre. Que la justice parfois libère, ordonne le chaosqualifie l’horreur. Qu’il faut la solidarité, la douceur, l’écoute, l’empathie, à tous les niveaux de la prise en charge (le téléphone propose chagrin) des victimes.

Un livre comme un hurlement, un hurlement pour tant, trop de silences encore. Un livre éprouvant, cruel mais indispensable à la compréhension et à l’appréhension de la tragédie des victimes. Elle qui avait si faim de mots qui soignent aura réussi à dire sa vérité avec une grande beauté, un courage et une précision qui forcent l’admiration. Adélaïde a bien fait de se mettre enfin à écrire pour être lue, à la suite d’Anaïs Nin et de sa Maison de l’inceste qui l’a tant marquée. La vérité du livre, la seule qui délivre.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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