Lady Chatterley’s lover (1928) – D.H. Lawrence

De l’importance d’être Constance

Avoir la chance de lire ce texte en version originale ne fait qu’augmenter ma joie de l’avoir découvert à l’aube de mes 35 ans. Voilà sans doute aussi l’âge qu’il faut avoir atteint pour savourer toute la puissance sismique, corrosive, subversive (si moderne ! ) de cette œuvre qui lui valut le bannissement pour obscénité à sa parution en 1928. Pourtant, rien d’amoral ou sulfureux dans ce texte en tous points sublime.  Lawrence le disait lui même :

To me it is beautiful and tender and frail as the naked self is.

La situation initiale est simple : Clifford, un châtelain des Midlands, a vu sa vie basculer lorsque la guerre l’a privé de l’usage de ses jambes. Une infirmité et une impuissance terribles pour cet homme orgueilleux qui se pique de littérature et n’aime rien tant que ferrailler vaniteusement avec ses congénères dans ses salons privés. Il est marié à la belle Constance (surnommée Connie, et cette double identité annonce déjà les tiraillements à venir du personnage) qui, derrière son silence de brodeuse, peste intérieurement contre cette société masculine qui vénère le succès et l’argent, ces bitch-goddesses. Incapable de satisfaire sexuellement sa femme, Clifford l’autorise à aller voir ailleurs. Las ! Aucun ne l’intéresse, tous sont des clones, tout chez eux sonne faux, aucun ne la touche, nul ne peut lui apporter la healthy human sensuality dont elle rêve, tous sont dénués de masculine glow.

Men were so light, so scared of life! (…) Sexually Michaelis and Clifford were passionless, even dead.

Jusqu’au jour où elle fait la connaissance du game-keeper de Wragby, le taiseux Mellors, qui va bouleverser sa tranquille existence. En commençant par la remuer, à son corps défendant, jusque dans son womb (à la vue de l’homme se douchant), Mellors va sans le savoir déclencher un véritable cyclone sensuel. Lawrence dit bien, et de manière très avant-gardiste, que la femme n’est pas seulement sentiment, émotion, romantisme rougissant – elle est aussi un corps désirant, une mécanique physiologique que certains stimuli (inexplicables comme l’Amour) peuvent éveiller avec force.

Immense roman d’apprentissage et d’éclosion de la féminité librement assumée, du corps qui se connaît enfin dans toute sa puissance détonante, « Lady Chatterley’s lover » est aussi l’œuvre d’un homme doué d’une connaissance infinie des méandres de l’âme et des sens féminins. Et qui exprime de façon très singulière, que la satisfaction sensuelle précède parfois (souvent) le sentiment d’amour. Tout a déjà été écrit sur ce texte intemporel et bouleversant, mais voici les points saillants qui m’ont marquée :

  • Connie tombe amoureuse de Mellors une fois qu’il l’a fait jouir et, en cela, le propos de Lawrence est d’une grande force. Elle lui donne du my love et s’attache définitivement à lui après une nouvelle démonstration de sa force phallique. Rarement dans les romans la jouissance sexuelle précède l’amour, et en cela ce roman est éminemment moderne. Douchée par ses expériences masculines précédentes, Connie voit enfin en Mellors un homme vrai, authentique, doué d’une virilité généreuse, pourvoyeur d’une sexualité humble et profonde, presque mystique. C’est pour elle une révélation et une révolution, à la fois sexuelles et amoureuses, qui lui donneront le courage de changer de vie.
  • Mellors est loin d’être le garde-chasse brute et bourru qu’on imagine. Cette image fruste est un jeu de sa part, ainsi qu’on le comprend dans son agilité à varier les registres de langue, à passer d’un incompréhensible (pour la upper-class de Connie) dialecte à l’anglais le plus châtié. Cela montre son intelligence, une capacité d’adaptation, un sens de l’ironie et une hauteur de vue qui sont notables dans son échange final avec Clifford, marqué d’un mutuel mépris. Par ailleurs, il a plusieurs fois l’occasion d’exprimer sa vision humaniste et rousseauiste de la société, son empathie naturelle pour ses frères et sœurs humains, et en même temps sa terrible mistrust of the future, ce qui en fait l’exact opposé, à tous points de vue, de Clifford.
  • La qualité littéraire et stylistique, l’exigence lexicale prodigieuse de ce texte, virtuose à la fois dans les descriptions charnelles grandioses mais aussi lorsqu’elles s’attachent à dire les beautés florales du parc de Wragby, au fil des saisons. Grand romantisme bucolique de la part de Lawrence, qui offre au roman une force poétique indéniable et permet un écho entre le paysage et la vie intérieure des personnages.
  • La beauté des scènes sexuelles, leur originalité, tiennent dans ce savant mélange d’un lexique quasi-clinique, parfois cru (et qui fait partie de l’apprentissage de Connie et qui n’hésite pas à parler sans détours de cuntarsedrop of moisturepenis) à celui de la plus vibrante poésie amoureuse. Lawrence réussit à marier sexe et sentiment avec un brio et un équilibre inégalés, ce qui confère in fine à cette histoire une candeur et une innocence rares.
  • Grande singularité d’approche dans le traitement de la question de la maternité, de l’enfantement. À une époque où ce n’était pas vraiment une question de choix pour les femmes, Connie se voit offrir la possibilité par son mari d’aller se faire faire un enfant par un autre (qu’il compte ensuite élever). Sa relation avec Mellors lui donne envie d’un enfant de lui, et Lawrence dit avec lucidité ce désir d’enfant de l’homme aimé, source de jouissance. Constance est une femme qui soudain veut tout et qui décide, portée par l’amour, de vivre comme elle l’entend.
  • Le pamphlet politique et social virulent, idéaliste de Lawrence : charge contre la lutte des classes (ruling VS working), la bêtise vaniteuse des dominants, leur obsession pour l’argent, leur machisme aussi. Mais l’argent n’achète pas tout : malgré son aisance matérielle et sa place sur l’échelle sociale, Clifford est impuissant à se faire aimer, à satisfaire, puis à retenir sa femme.
  • Critique violente de la mécanisation et de l’industrialisation conduisant à la destruction de l’Humain, au creusement du fossé entre les individus. Descriptions effrayantes des « villes tentaculaire », pleines de machines infernales, grises, sales, bruyantes. Formules prophétiques sur le chaos à venir pour les sociétés modernes.

Bien plus que le sulfureux brûlot érotique que la postérité a tristement retenu, Lady Chatterley’s lover est avant tout un remarquable et subtil portrait de femme et une très grande histoire d’amour. Un roman féministe qui narre l’éclosion sensuelle, sensible (et politique !) d’une femme déterminée à vivre selon ses principes, une éducation sexuelle renversante de précision et de poésie, et surtout un texte qui dit bien comme l’Amour demeure, de tous temps et pour l’éternité, le plus grand pulvérisateur de barrières entre les individus. Chef d’œuvre incontestable, méritant une entrée dans le top10. « Blest be the tie that binds our hearts in kindred love« 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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