Lettre d’une inconnue (1922) – Stefan Zweig

Très haut amour

Moins de 50 pages et un chef d’œuvre d’une simplicité et d’une profondeur renversantes.

« Comment ma vie s’est attachée à toi jusqu’à s’y anéantir »

Un « romancier à la mode » reçoit un jour la longue lettre d’une femme qui lui ouvre son cœur : le contenu de cette missive est le cœur du célèbre roman épistolaire de Stefan Zweig, paru en 1922.

« Mon enfant est mort hier » scande tragiquement cette prose désespérée d’une femme à l’orée de la mort elle-même et qui veut se confier avant de quitter ce monde. Elle raconte sa fascination amoureuse, depuis l’âge de 13 ans, pour cet homme qui fut son voisin.

« Le plus bel événement de mon enfance »

La profusion de livres qui l’entouraient et le mystère nimbant sa vie ont toujours été une obsession pour elle, qui n’a eu de cesse de l’espionner à chaque pas et de l’aimer à chaque seconde. Il fut tout pour elle, mais jamais elle ne fut rien pour lui, et c’est là le cœur du réacteur de ce texte lyrique et élégiaque à souhait.

« Ainsi je pouvais être seule, penser à toi et te guetter, ce qui était ma plus haute, mon unique béatitude »

La jeune femme raconte à cet homme qu’elle a adoré sans qu’il le sache jamais, les épisodes où ils se sont croisés sans que jamais une seule fois il ne la reconnaisse, drame de son existence. Sans qu’elle n’ose se révéler, se dévoiler à lui. Jamais son image à elle ne s’est inscrite dans sa mémoire à lui, alors que lui seul existait pour elle : aucun lecteur ne peut être insensible à un tel déséquilibre amoureux, rare en Occident dans ce sens-là. Un tel oubli de soi chez la femme, une telle dévotion inconditionnelle, une telle abnégation sont assez peu communes dans la littérature européenne qui pose classiquement l’homme épris de la femme et lui chantant la sérénade, non l’inverse.

Alors que la voix féminine apparaît comme plus attachante à chaque page, la figure de l’homme apparaît comme un monument d’indifférence, de séduction éphémère et d’inconséquence.
Il est d’autant moins pardonnable qu’il passe plusieurs nuits avec elle alors qu’elle est tout jeune femme- puis qu’il la retrouve ensuite des années plus tard et la prend pour une courtisane. Zweig entretient tout au long des pages le suspense sur cette « reconnaissance », le lecteur espérant à chaque instant que l’homme finisse par avoir une illumination, que le « charme » qui l’empêche de la voir soit rompu mais il n’en sera rien (nous sommes chez les Autrichiens, pas chez les Américains).

« Mais je t’attendais, je t’attendais, je t’attendais comme mon destin (…) je t’attendais toujours comme pendant toute ma destinée, j’ai attendu devant ta vie qui m’était fermée »

La femme apparaît comme celle qui s’oublie et s’abîme dans l’homme, celui à qui elle voue sa vie : pour pasticher un titre d’Andreï Makine, elle est « la femme qui attendait », qui se met à disposition du bon vouloir de l’homme et attend son adoubement pour enfin vivre.

« Te voir une seule fois, te rencontrer une seule fois, c’était mon unique désir ; pouvoir de nouveau embrasser de loin ton visage avec mon regard. »

La lettre-confession renferme par ailleurs non seulement le secret de cet amour qui ne s’est jamais révélé, mais également un autre « brûlant secret » qui n’est autre que la révélation de la paternité de l’homme : l’enfant qui vient de mourir était le sien et il ne l’a jamais su. Le lecteur peut interpréter cette révélation comme un souhait inconscient de vengeance ultime, comme la reprise de pouvoir in extremis de la femme sur l’homme.

« Même en ma nudité, tu ne me reconnaissais pas »

La prose exaltée (formidablement traduite) de cette femme touche immanquablement le lecteur au cœur et on est impatient, abordant aux dernières pages, de savoir comment sera reçue cette lettre, si finalement l’évocation précise de ces moments va illuminer la mémoire du destinataire… Las, le dernier paragraphe est assez désolant et frustrant, presque incompréhensible tant on ne saisit pas comment il est possible qu’il ne se souvienne pas d’elle de la sorte. Qu’elle soit pour lui si vague, floue, évanescente, quand elle n’aura vécu que pour lui..

Comme dirait Desnos : « Ô balances sentimentales ! » et comme les voies du cœur sont impénétrables, illisibles et mystérieuses… Reste l’éclat de cette prose emplie de larmes et d’amour qui émeut et transporte et donne à ce sentiment toute sa grandeur et sa noblesse.

Sublime.

 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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