Loin-Confins (2020) – Marie-Sabine Roger

La charme de la démence

C’est le genre de livre qu’à peine refermé, (souligné partout, chaque page semée de cœurs), vous avez envie de relire sur-le-champ, à la lumière de tout ce que vous avez appris sur les personnages qui le peuplent. Personnages que l’on ne quitte d’ailleurs que le cœur serré, les larmes roulant sur les joues.

Je n’attendais rien de ce livre, je ne connaissais pas cette romancière : j’en émerge éblouie et très émue, avec le sentiment d’avoir face à moi une très grande voix au service d’un très grand roman. Déjà, l’exergue, signée de mon René Char adoré et qui dit :

Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.

Tout commence comme un conte, et se termine comme dans la vie. Au départ, il y a un Roi déchu, « Agapito Ier, Souverain de Loin-Confins et des contrées annexes, Empereur honoraire d’Ergastule et Mitard », ses nombreux fils aux prénoms uniques (Tromelin, Kerguelen..), sa femme, froide et débordée, et sa fille, la jeune Tanah, princesse de 9 ans, en admiration devant  son géniteur poète à l’imagination débordante.

Elle et lui passent un temps fou sur le balcon, sous les étoiles, à arpenter par la magie des mots le pays lointain dont Agapito se dit exilé et dont Tanah se sait l’héritière naturelle. Luxuriance de détails colorés et de descriptions inouïes, noms exotiques dépaysants qui fleurent bon les épices créoles, mais aussi la parenté littéraire avec un Michaux ou un Claude Ponti : Marie-Sabine Roger déploie une inventivité créative et langagière ébouriffante sans doute due à sa longue carrière en littérature jeunesse :

Là, tel un diamant vert sombre dans un écrin bleu cyan, se trouve Loin-Confins et ses hautes falaises, ses plages infinies au sable immaculé plus fin que farine impalpable, ses forêts d’essences précieuses, d’espèces endémiques, pins bleus de Pétrassel, cèdres centifoliés, agapanthes Mouk-Mouk (…) les singes à plumes roses (…) Un jour, ils descendent ensemble les rapides de la rivière Blanc-Coton, sur un pirogoé en bois de flotaleau. (…) Elle se perd entre les étals de cédrats confits, d’oranges vertes et de mangues-citrons. (…) ca sent le vent de mer, les embruns et les fruits, le cari de cabri ou de poulet-la-cour et la fumée piquante des ateliers de tanneurs.

Le père est fort, il est Roi après tout, il a traversé mille (més)aventures, affronté tous les périls les plus extravagants, sa fille l’admire, il est son héros, chaque jour grandit pour elle la gloire de son père. A l’inverse, la mère semble l’être rationnel de la famille, celle qui fustige les « mensonges stupides », les histoires à dormir debout de son époux et les rêveries de sa fille, qui d’ailleurs ne l’aime pas.

Le Roi et sa fille forment un couple complice à part dans le foyer, se réfugient dans une bulle qui n’appartient qu’à eux et ce secret romanesque les liera jusqu’au bout. J’ai été extrêmement émue par la relation de François à Tanah, cet amour si tendre, cette double allégeance à l’imaginaire, cette émulation partagée, ces promenades inventées, inédites, et ce que tout cela dit des pouvoirs du rêve et de l’imagination quand on les laisse galoper à bride abattue.

Marie-Sabine Roger tisse avec douceur et pudeur un récit d’une finesse infinie au sein duquel s’alternent les réflexions de la narratrice enfant et le recul de l’adulte qu’elle est devenue : ainsi nous est-il donné de voir comme change notre regard avec le temps sur les épisodes vécus. Comme notre opinion sur nos parents évoluent, une fois que nous sommes adultes à notre tour, et parents aussi. Comme nos jugements s’adoucissent, à la lumière des années.

Pourtant, derrière cette enfance choyée se cachent un drame et un secret dont la jeune Tanah n’a pas idée et dont elle fera bien vite la douloureuse expérience. Une cruelle « chute des idéaux » qui pulvérisera tout ce en quoi elle croyait, la dessillera contre son gré, la fera basculer dans un monde bien éloigné des reflets chatoyants de Loin-Confins. Il serait regrettable de trop en savoir en entrant dans ce livre, mais plutôt de laisser la surprise dramatique vous prendre à la gorge, comme elle l’a fait pour moi.

A écrire cette critique, les larmes reviennent tant le bouleversement fut grand, tant cette histoire m’a renversée et en même temps, insufflé un espoir fou. Car ce roman hybride, unique en son genre, est avant tout un manifeste poétique en faveur du rêve et de la folie, un plaidoyer pour la part fêlée, excentrique, incontrôlable de chacun qui fonde la créativité humaine, sa beauté et son émotion aussi. En lisant la vie de cette grande famille décalée, cette mère peu affectueuse mais courage, ce père lunaire, ces enfants poussant un peu comme du chiendent, et puis la vie qui soudain bascule, je n’ai pu m’empêcher de penser à la tribu foutraque de Lionel Duroy, dont il brosse le portrait dans chacun de ses livres, de Priez pour nous à Nous avions tout pour être heureux.

Et puis surtout, surtout, il y a le style de la romancière, il y a cette écriture, merveilleuse de simplicité et de poésie de Marie-Sabine Roger, dont il n’est pas une virgule à ôter, où chaque expression est si savamment dosée, qui sait dire avec nuance et délicatesse l’évolution des personnages :

En vieillissant, Tanah trouvera sur la tard une beauté tranquille, sa silhouette dégingandée et son visage chahuté s’ordonneront peu à peu, tout comme les saisons s’apprivoisent et s’ordonnent, l’impatience du printemps laissant place aux moissons de l’été, à la douceur sereine des premiers jours d’automne.

Cette histoire m’a fait penser à La vie est belle de Roberto Benigni, à ce jeu qu’installe le père pour voiler la dure réalité à son fils, pour que se poursuive le rêve, que demeure intacte l’innocence. Ainsi de ce père pas comme les autres avec sa Tanah qui l’adore et qu’il embarque dans ses « leçons de ciel », avec l’envie de lui montrer qu’imaginaire et liberté sont synonymes.

L’évocation régulière du « Royaume » dans lequel les âmes sensibles affamées de poésie se réfugient quand la réalité fait rage m’a également évoqué Guillaume Sire et son Saravouth d’Avant la longue flamme rouge :

Son père parle de Loin-Confins comme un amant fougueux le ferait d’une femme. Tanah a beau être une enfant, elle perçoit sa ferveur et son idolâtrie. Là est son vrai royaume, le leur, dont son père dessine avec une grande minutie des plans imprécis et variables sur ses cahiers de brouillon, afin qu’elle ne s’y sente pas perdue, le grand jour venu.

Je me suis prise d’une grande affection pour Tanah, espiègle et vive, son côté Antigone, sa personnalité hors du commun un peu garçon manqué, ses amours tranchées, son tempérament tout feu tout flamme, sa résilience aussi, sa fidélité indéfectible au fil des âges à ce père révéré, adoré, envers et contre tout. J’ai aimé l’intelligence de son regard qui s’adoucit et évolue, notamment sur le couple formé par ses parents, qu’elle comprend sur le tard.

Parfois, il faut tout une vie pour comprendre les méandres d’un amour. J’ai été très émue par ce que ce récit dit de la norme et de la différence, de la folie, de tous ceux qui sont à part, ces clochards célestes aux semelles de vent… Cela m’a rappelé à la fois le proverbe « Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière », mais aussi les belles réflexions de Gilles Deleuze sur le « charme de la démence » :

Le vrai charme des gens, c’est quand ils perdent un peu les pédales, où ils savent plus très bien où ils en sont. (…) Si tu saisis pas la petite racine, le petit grain de folie chez quelqu’un, tu peux pas l’aimer. Le point de démence de quelqu’un, c’est la source de son charme même.

Je pourrais commenter chaque ligne tant ce roman est un ravissement et déborde de beauté tant sur le fond que sur la forme, tant je l’ai trouvé poignant et tendre, déchirant mais plein d’un humanisme et d’une force poétiques rares. Je ne suis pas forcément friande d’exotisme en littérature ou de voyages lointains, mais notre époque est si cruelle et terne dans son « lavis gris » et ses horizons bouchés qu’il est plus que jamais nécessaire d’ouvrir grand les vannes des rêveries débridées. C’est ce que propose ce magnifique Loin-Confins, qui fera à coup sûr oublier couvre-feu et confinement.

Grand livre sur l’enfance, ses illusions et ses déchirures, les romans qu’on se raconte, sur le mentir-vrai de ceux qu’on aime, roman qui est aussi un « éloge de la folie » et de la puissance du rêve et de l’imagination, roman sur les mille visages de l’Amour, sur la force de louves des femmes, leur singularité et leur courage, mais aussi sur les rapports à la fratrie et la grandeur du destin qu’on se choisit ou qui nous élit. Loin-Confins invite le lecteur à « garder vivace », contre vents et marées et malgré la vraie vie, « la saveur des enchantements » car « la vérité, c’est quand on croit. » Chef d’œuvre.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !