Lumière d’août (1932) – William Faulkner

Une saison noire et sèche

Je suis encore avec eux, dans la charrette branlante du début, dans le camion de fortune de la fin, aux côtés de Lena, jeune mère déterminée, et du gentil Byron si dévoué et effacé, sur les routes poussiéreuses d’Alabama et du Tennessee.

628 pages et 21 chapitres engloutis en 15 jours, en plein mois d’août (et quelques jours de septembre) parce qu’il fallait bien rendre hommage au titre de ce roman de Faulkner qui m’offre ma première incursion dans son œuvre. Le préfacier indiquait pourtant que ce serait une « grave erreur que de s’initier à l’art faulknérien » par ce texte – mais j’ai l’âme rebelle, comme tous ceux qui peuplent ce roman et qui semblent sans cesse défier le sort et le Ciel.

Tout part d’une construction narrative ingénieuse : autour d’un faits divers sordide – une femme retrouvée égorgée dans sa maison incendiée, deux bootleggers en fuite – le romancier va arpenter la destinée parallèle et parfois croisée de plusieurs personnages qui gravitent autour de cette scène, sise dans la petite ville de Jefferson. Ouvrant et fermant Light in August, Lena Grove – qu’on rencontre enceinte à la recherche du père de son enfant, un certain Lucas Burch – et Byron Burch (tout un jeu autour de ces patronymes paronymes) sont les âmes qui éclairent de leur pureté et de leur soif de vivre cette sombre histoire qui « explore la genèse d’un meurtre » comme l’indique la quatrième.

Une grande partie du roman s’intéresse à celui que tout accuse, l’orphelin Christmas, trouvé une veille de Noël par McEachern, un homme austère et rigide mais qui le sauvera et lui offrira un semblant de famille. La vie du petit Joe(y) – Christmas va ensuite se dérouler par à-coups et cahots, entre larcins, petits boulots misérables, relations complexes avec les femmes et haine farouche de l’Eglise. Personnage-pivot par qui le scandale arrive, être brinquebalé par le destin, Christmas porte en lui les questions de fatalité et de libre-arbitre, comme dans toute tragédie. Sa malchance avec les femmes, et notamment avec la prostituée Bobbie dont il semble s’éprendre dans un premier temps et qui le rejettera, va se muer en une haine terrible envers le beau sexe qui culminera dans le crime. Sa rencontre alors avec la généreuse et pieuse Miss Burden (mot éloquent signifiant « fardeau ») viendra sceller leur destin à tous deux. Une tragédie symbolique de la lutte éternelle, de génération en génération, entre Noirs et Blancs, inscrite dans les textes sacrés :

(…) échapper, tu ne le pourras pas. La malédiction de la race noire vient de Dieu. Mais la malédiction de la race blanche c’est le noir qui éternellement, sera l’élu de Dieu parce qu’un jour Il l’a maudit.

Il m’apparaît évident qu’il finit par la tuer car il ne supporte plus ce qu’elle incarne : la piété, la bonté, la fécondité potentielle, la passion – tout ce contre quoi il sera en lutte toute sa vie, tout ce qu’il voudrait mais dont il ne peut s’estimer digne. De son côté, elle accepte son sort, le prédit et le prévoit puisqu’elle lui dira quelque temps avant le drame qu’« il vaudrait mieux qu’[ils soient] morts tous les deux. »

Le drame central de Christmas, la malédiction qui pèse sur lui et forme comme une chape de plomb sur tout le roman, c’est le « sang noir » dont il se dit porteur. On le nomme « nègre » pourtant nul ne trouve qu’il en a l’apparence (« Il n’est pas plus nègre que vous et moi » dira un des personnages), disons que c’est un métis, un sang-mêlé. Par là-même découle une lutte permanente entre deux pôles qui s’affrontent, mais aussi une forme de fatalité, un déterminisme qui le pousse(ra) au péché. Christmas l’accepte avec une forme de résignation féroce, de « rage meurtrière et impuissante ». Il se sait voué à la criminalité et accomplira sa destinée jusqu’au bout. Le lecteur découvrira plus tard le fin mot de son histoire et de sa filiation, avec l’apparition du couple Hines, ses grands-parents biologiques, qui révèleront au pasteur Hightower (dont il sera très amplement question dans le roman) les détails de sa venue au monde.

Faulkner happe son lecteur par un scénario solide, une construction très aboutie aux riches ramifications partant dans de nombreuses directions différentes – construction parfois déroutante, puisque d’un chapitre voire d’un paragraphe à l’autre, on passe à un autre point de vue sur une même scène, on évoque un autre personnage qui est rarement nommé et dont il faudra deviner, par certains indices, l’identité. Le lecteur devra mobiliser toute sa capacité d’attention et de mémoire pour comprendre qu’à la tout fin, l’enfant dont il est question n’est autre que le pasteur Hightower, dont Faulkner tire un dernier fil romanesque. J’avoue également n’avoir pas toujours tout saisi, car certains passages sont assez mystérieux, certains échanges un peu sibyllins. On est vraiment dans la grande littérature, avec ses zones d’ombre et ses mystères insondables – ses longueurs aussi, avouons-le, parfois.

Mystérieuse aussi cette manière qu’a Faulkner de décrire les visages, les attitudes, au plus près, comme à la loupe et en temps réel, mais semblant avouer son incompétence à en faire émerger une vérité stable. Le visage d’untel est « dur, mais non dénué de bonté », une silhouette avance doucement « mais sans lenteur ». Souvent, les personnages font montre d’une minéralité impassible, comme quand Brown découvre Lena dans la case : son visage à elle ne bouge pas, n’exprime rien, ni joie ni colère. Faulkner nous dit-il ainsi que tout visage est en vérité inaccessible à la compréhension, à l’appréhension, qu’on ignore tout de ce qui se joue en chacun, que même la surface des traits est illisible ?

« Mais il y a, dans le ciel et sur terre, bien d’autres choses que la vérité. »

Evidemment omniprésente et combustible du scénario même est la question raciale de la séparation entre Blancs et Noirs, amplifiée par le proche souvenir de la guerre de Sécession. Le discours de certains personnages fera bondir le lecteur du XXIème siècle, les Noirs étant encore à l’époque considérés comme des sous-hommes ayant juste le droit de se taire, de servir et d’obéir. Les Blancs qui avaient l’idée saugrenue de les bien traiter étaient considérés comme des bêtes curieuses, des individus farfelus, marginaux, un peu fous.

Une jeune femme enceinte, une charrette, une colonne de fumée, une scierie pleine d’hommes taiseux, une ville en ébullition affamée de vengeance, une case où vivent des « nègres », une âme dévouée assassinée, un shérif et deux fuyards aux noms étranges (dont l’un a changé de nom pour devenir l’anonyme « Brown ») : voilà pour les éléments factuels de Lumière d’août où ne perce que bien peu d’espoir et de jour. Pourtant, je ne partage pas totalement l’avis du préfacier et traducteur, Maurice-Edgar Coindreau, qui soulève « des scènes atroces », une immense noirceur, un roman ténébreux.

Pour moi, Lumière d’août est loin de n’être que cela. Je retiens les quelques semaines de passion joueuse entre Christmas et Miss Burden, son fol espoir d’être mère, sa magnanimité jusqu’au bout ; le dévouement amoureux de Byron envers Lena, dont il tombe instantanément amoureux au début du roman ; la relation complexe entre Hightower, personnage énorme et difficile d’accès mais ayant un bon fond, et Byron, qui le sollicite souvent pour des conseils et de longues discussions ; la pugnacité des personnages, tous plus ou moins vagabonds, tous nomades dans l’âme en quête d’un abri et de quelques dollars pour tenir jusqu’au lendemain, capables de quitter une ville pour partir à l’aventure en quelques heures, un petit baluchon à l’épaule.

Pour moi, Faulkner a ici écrit un grand roman sur la fatalité mais aussi, paradoxalement peut-être, sur la liberté : celle d’aller et venir au gré du hasard et du vent, celle de recommencer sa vie avec qui l’on souhaite, de disparaître sans laisser de trace. J’ai noté bien souvent, le calme, la propreté, le silence, l’atmosphère paisible, l’attitude tranquille de bien des personnages, qui contrastent avec les situations difficiles qu’ils rencontrent. Etrangement, il se dégage de ce roman tournant autour d’un crime, une certaine paix, quelque chose d’apaisant et d’apaisé. Comme si tout se déroulait comme prévu dans la longue route des siècles et des hommes. Comme s’il n’était jamais rien de nouveau sous le soleil de l’humanité.

Que le brigadier de la fin s’appelle « Grimm » m’a paru une sorte de clin d’œil au maître du conte et peut-être une manière pour Faulkner de rendre un discret hommage à la tradition mondiale de la fiction.

En quoi et pourquoi « Lumière d’août » est-il, peut-il être considéré comme un grand livre ? Car il brasse les destinées et les grandes questions insondables avec acuité et profondeur, mais avec une économie de moyens – de lieux, de temps, remarquable. Car la plume sèche de Faulkner, son caractère peu sentimental, ne rendent que plus intenses les embardées lyriques, spirituelles et philosophiques de ce beau roman dense, âpre et troublant qui emporte le lecteur dans un monde à la fois « étrange et familier » dans lequel il trouvera, parvenu à la dernière page, plus de questions que de réponses – marque des grands livres.

« Et je sais que pendant cinquante ans, je n’ai même pas été argile : je n’ai été qu’un instant de ténèbres dans lequel un cheval a galopé et un fusil a tiré. »

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !