Malaise dans la langue française (2022) – Sami Biasoni

Inclusive horribilis

La langue n’est pas la propriété des vivants, elle est le don des morts et, à ce titre, nous oblige.

Philosophes, sociologues, enseignants, juristes, écrivains et chercheurs sont réunis dans cet ouvrage collectif afin d’étudier de plus près les tenants et les aboutissants de l’écriture inclusive, qui n’est autre que la « corollaire linguistique de la théorie du genre ». Une lecture essentielle pour quiconque cherche à comprendre sérieusement ce phénomène en pleine expansion – et à opposer de solides arguments à ses défenseurs (qui en général en sont dénués).À travers de courts chapitres thématiques inclus dans trois parties (« Emprises et méprises : ce que la langue n’est pas » ; « Les obsessions militantes de l’inclusivisme » ; « De la nécessité d’une juste préservation de la langue ») les auteurs balaient l’entièreté du spectre de cette tendance lourde qui gangrène peu à peu institutions, services publics, universités – et esprits. Il apparaît que l’inclusive, « écriture de la séparation », est le volet linguistique « littéraliste » de la vaste entreprise de déconstruction « woke » à l’œuvre en Occident. Et qu’elle est une aberration à la fois linguistique, sociétale et esthétique qui ne repose sur aucun fondement solide, si ce n’est une volonté totalitaire de tordre le signifié en espérant que le signifiant suive. L’import massif de concepts fumeux issus des États-Unis n’est pas étranger à cette inacceptable dérive : « féminicides », « masculinité toxique », « culture du viol »… Autant de mots empoisonnés qui se fraient un passage au forceps dans les crânes vides, enfument et enferment le raisonnement en l’écrasant sous l’émotion.

Un parti pris militant qui résiste mal à l’épreuve d’une linguistique sérieuse et dépassionnée.

Les utilisateurs de l’inclusive veulent prouver dans l’écrit qu’ils appartiennent au « camp du bien », à celui du progrès : c’est la fin de la « neutralité idéologique du locuteur » via cette graphie qui n’est autre que du « virtue signaling ». C’est le « signe de ralliement ostentatoire aux dogmes » du « progressisme », aveuglément suivi par les gauchistes (tracts en inclusive chez Hidalgo, EELV, « Insoumis »…). Et gare à ceux qui ne se soumettent pas à cette « vandalisation » de la langue aux ambitions totalitaires, ils seront mis à l’index, qualifiés de rétrogrades cherchant à « invisibiliser » les femmes. Et qu’importe que « l’intelligibilité et l’élégance » de la langue passent à l’as : tout est bon pour les défenseurs de ce « féminisme identitaire et différencialiste ».

Aucun rapport d’équivalence n’existe entre le genre grammatical et le genre naturel. (Claude Lévi-Strauss et Georges Dumézil)

Pourtant, Boulem Sansal n’hésite pas à écrire que « la décomposition de la langue est le symptôme et la cause première de la décadence de la France. » Mazarine Pingeot, quant à elle, pointe le paradoxe des « frontières » tracées par l’inclusive qui exclut de facto tous ceux qui ne savent pas (ou ne veulent pas) l’utiliser. Cette vision dogmatique est tout à fait contraire à l’idéal de (pseudo) tolérance que porte ce projet d’écriture.

Avant tout, il apparaît que les thuriféraires de l’inclusive sont fondamentalement incultes et irrespectueux. Confondant le genre grammatical (des mots) et le sexe (des personnes), fantasmant un écrasement patriarcal inhérent au « roman grammatical français », ils s’estiment en droit de modifier arbitrairement une langue millénaire qui est pourtant « un patrimoine commun » légué par nos ancêtres. Le genre devient alors une ligne de démarcation identitaire, absolument contraire à l’idéal universaliste républicain à la française.

« Un peuple qui tient à sa langue est un peuple qui tient bon. » (André Gide)

Pourtant, Nathalie Heinich, chercheur en sociologie (et non chercheuse !) explique bien comme est reposant le « neutre » contenu dans la forme masculine : un auteur, un ministre.. La déferlante de la féminisation des fonctions cherche en vérité à faire du sexe de la personne un élément décisif dans le jugement qu’on peut porter sur son travail. Or, une femme peut souhaiter se revendiquer « auteur » et « chercheur », estimant que son sexe n’est pas pertinent à cet égard. Et qu’il serait plus intéressant de sortir cette donnée de l’appréciation que l’on peut avoir de ses productions. Longtemps le français a été cette langue émancipatrice, mais elle est aujourd’hui, à cause de l’inclusive, le lieu d’une incarcération de chacun dans son identité (genre, race, religion), ce qui le coupe in fine des autres qui ne sont pas lui. Paradoxalement, l’inclusive sépare et fait apparaître les différences : les utilisateurs se définissent contre ceux qui ne sont pas eux.

Sous prétexte de servir la cause des femmes, on les avilit, on les infantilise en les enfermant dans le cercle étroit de leur identité sexuée.

À cet égard, les mots que d’Ormesson adressent à Yourcenar lors de son entrée à l’Académie française (première femme à y siéger) sont particulièrement précieux :

Je ne vous cacherai pas, Madame, que ce n’est pas parce que vous êtes une femme que vous êtes ici aujourd’hui : c’est parce que vous êtes un grand écrivain.

Ce livre est inquiétant à plus d’un titre car on voit bien qu’aux « diktats des uns » répond « la lâcheté des autres », et qu’hélas il existe « peu de dispositions normatives pour protéger la langue ». Sans une volonté politique forte (aujourd’hui inexistante) le français risque d’être considérablement abîmé par ces dérives délirantes et purement idéologiques. Rappelons que seules les dictatures se sont attaquées à la langue dans l’espoir de faire changer les mentalités… Orwell l’a parfaitement démontré dans « 1984 », pour ne citer que lui.

Cet ouvrage collectif fait plusieurs fois retour sur l’évolution historique de la langue, la formation des mots, la linguistique, les principes qui président à la formation des graphèmes. On voit bien que rien n’est simple, que le -e ne saurait être l’apanage du féminin, que les genres des mots ont énormément changé au fil du temps. Les tenants de l’inclusive osent prétendre que le français est fondamentalement sexiste (puisque le masculin l’emporte sur le féminin, par ex) mais l’argument ne tient pas la vérification historique : dans les salons littéraires des XVI et XVIIèmes, les femmes ont eu un rôle central dans l’établissement des règles grammaticales. Les femmes ont toujours été parties prenantes de ce débat en France.
De plus, la langue ne « visibilise rien du tout car elle n’est pas régie par un principe de promotion identitaire ». Qu’on se le tienne pour dit.

On notera que les pasionarias de l’inclusive sont portées par une forme d’obsession sexuelle qu’elles veulent traduire dans la langue mais qui n’a strictement rien à faire là. En opposition à l’universalisme du français, l’inclusive appuie « la différence spécifique » au lieu de « l’appartenance au commun. »Mathieu Bock-Côté n’hésite pas à tacler ce « néoprogressisme paranoïaque qui vient dénaturer la langue », dans une « entreprise de déconstruction civilisationnelle » globale en Occident. Bien loin de l’idéal « inclusif » embrassant tout le monde qui sous-tend son discours médiatique, l’écriture inclusive est en vérité un « séparatisme linguistique » qui présente certains troublants échos avec le fondamentalisme islamique (les tracts du CCIF étaient d’ailleurs rédigés en inclusive en 2019).

Appel à refaire du français un « bien démocratique commun » contre la « dictature linguistique » importée du monde anglo-saxon, ce livre aussi passionnant qu’édifiant cherche à promouvoir l’idée d’un « droit authentiquement féministe à la pluralité identitaire ». Comme le dit Nathalie Heinich’, « femme quand je le veux, et seulement quand je le veux. » Soulignons aussi que l’Académie française a condamné l’inclusive, qu’elle est une langue « étrangère » au français et est, par là même, inconstitutionnelle, puisque le français est la seule langue parlée dans la République Française.

Espérons que les lumières du français, source d’admiration durant des siècles, parviennent à percer ces ténèbres obscurantistes et que notre merveilleuse langue renoue enfin avec la grandeur et la beauté uniques qui lui ont toujours été propres. Allons, enfants !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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