Nous ne savons pas aimer (2002) – Jean-Marie Rouart

Mémoire de mes amours tristes

Je n’avais jamais rien lu de Jean-Marie Rouart, académicien dont je ne connaissais que le nom, et si je m’en étais tenue aux recensions de ce livre glanées sur internet avant lecture, j’aurais sans doute passé mon chemin. Que ne ramasse-t-il comme attaques stupides ! Recensions qui me prouvent, si besoin en était, que bien peu savent vraiment lire, savent vraiment déceler l’intention cachée derrière la prose, savent « reconnaître cette part sensible et secrète que nous livrons dans nos écrits », pour reprendre les mots de l’auteur. J’ai lu que Rouart aurait ici fait œuvre de « vanité », « prétention », « nombrilisme » en narrant ses souvenirs d’écrivain frayant dans les hautes sphères, admirateur de Napoléon, de Mitterrand ou de Giscard.

Ce n’est pourtant absolument pas ainsi que j’ai interprété ces confidences et confessions qui mêlent anecdotes historiques et réminiscences personnelles (et souvent amoureuses) dans de courts chapitres très agréables à lire.

Chapitres qui sont autant de jalons d’un voyage qui nous emmène de Paris à Rome, en passant par la Grèce ou Capri, au gré des avions que l’auteur prend pour retrouver telle ou telle amante, éternellement à la merci de ses désirs les plus fous. J’ai particulièrement aimé sa fascination pour la séduction et les vertiges de la passion, son goût varié pour les femmes, femmes qui semblent toujours lui échapper et qui, en cela, m’ont rappelé « Aux amours » de Loïc Demey, qui lui aussi tente de capt(ur)er cette femme insaisissable qui n’est jamais celle que l’on attend.

Rouart appartient à la longue lignée des écrivains proches du pouvoir et qui doivent le décrire sans tomber dans la flagornerie, en veillant à demeurer à juste distance. Mais pas toujours simple d’être juste quand on admire !

Plus que les personnages contemporains qu’il croise et dont il brosse un portrait d’une acuité, d’une vivacité, d’un brio remarquables (Thierry Lévy, Robert Hersant, Philippe Tesson…), capable de capter en une « simple » tournure le mystère d’un caractère, Jean-Marie Rouart nous régale surtout par ses connaissances des grands hommes qui ont fait l’Histoire, à commencer par Napoléon, l’une de ses idoles. Son savoir nous fait entrer dans l’intimité de l’empereur, sur son petit lit de camp, dans son obsession de Joséphine : Rouart a un talent fou pour humaniser les héros, les rendre émouvants et vrais, les faire descendre à notre niveau pour nous les faire contempler sans qu’ils nous impressionnent trop. J’ai découvert également le personnage de Muiron, sauveur de Bonaparte, que Rouart nous raconte avec un talent de conteur incroyable, à travers un épisode méconnu de l’Histoire. Plus tard, c’est le journaliste Paul Guilbert qui m’ébahira sous sa plume : Rouart nous donne le regret de n’avoir pas connu certaines belles âmes.

Toutefois, ce qui ressort le plus clairement de ce volume au titre semblant ne pas souffrir la discussion, c’est l’obsession de l’auteur pour l’amour, l’émotion sentimentale, les grands chevaux de la passion chevauchés aveuglément au fil des années et aux côtés de différentes partenaires (nombreuses). On pourrait trouver cavalier ou vaniteux de la part de l’auteur assez Casanova de narrer ses souvenirs de conquête mais ce « palmarès » n’est là en vérité que pour montrer que l’Amour est inaccessible, toujours en avant, qu’il ne se laisse jamais enfermer, prévoir, circonscrire. Aucune femme ne satisfait jamais durablement le narrateur éperdu car ses espérances en matière de sentiment, comme tout vrai littéraire, sont inatteignables dans la réalité. L’horizon d’attente des grands romantiques comme Rouart n’appartient pas à notre époque (ni même peut-être à notre règne). La femme aimée, rêvé, n’est qu’un songe : dans le réel, elle déçoit toujours, elle n’épouse jamais les contours exacts de la rêverie. Ainsi l’amoureux littéraire est-il éternellement voué à une certaine solitude amoureuse et à une perpétuelle insatisfaction, tout juste rompues par quelques minutes d’extase éphémère.

A la lecture de ces belles pages, j’ai aussi songé à Olivier Rolin et à son livre « Extérieur monde » qui tenait aussi des mémoires et du journal de bord sensible, ponctué de faits marquants, porté par une plume élégante, manifestement de la même génération que Rouart.

J’ai été émue par les confidences pudiques de l’auteur sur sa famille, et notamment sur ses parents qu’il n’a jamais connus et qui ont tardivement voulu entrer dans sa vie, ce qu’il n’a pas accepté. Psychanalyse de comptoir, nous pourrions penser que cet abandon initial pourrait être la source de cette peur d’être délaissé, et de cette demande affective considérable qui est celle du narrateur et dans laquelle je me suis beaucoup reconnue, il est vrai.

Heureusement pour « désaltérer l’espérance », il y a le fidèle compagnonnage des livres, salutaire et salvateur, livres qui apparaissent encore ici comme une bouée de sauvetage par gros temps. Rouart met beaucoup d’esprit, d’humour et d’auto-dérision dans ses écrits, ce qui leur apporte une légèreté (nécessaire !), sans jamais verser dans l’autocomplaisance ou l’auto-apitoiement, ce que j’ai trouvé très fort. A dire vrai, il a plutôt tendance à être sévère envers lui-même et est capable de regarder bien en face ses agissements et ses choix et de les juger sans aménité. Ce qu’il dit par exemple sur son piètre talent littéraire est éloquent à cet égard. Cette navette permanente entre l’action et la réflexion sur l’action m’a énormément plu.

Certains passages de ce texte de 2002 susciteraient aujourd’hui l’hystérie des féministes de l’ère #MeToo : ils ne seraient sans doute tout bonnement plus tolérés. Je pense en particulier à cet épisode où le narrateur courtise la marmoréenne Diana, avec force insistance malgré ses refus répétés. Rouart se serait pris un procès pour non-consentement de la part de la meute des victimes du patriarcat ! (que la femme finisse par se laisser séduire après avoir longuement décliné, ça.. n’entre pas dans leur logiciel).

Dans ces pages, on se délecte de la finesse d’observation de Rouart, qui dépeint ses pairs journalistes ou les hommes politiques avec une sagacité, une densité, un esprit exceptionnels. J’ai été très touchée par la manière dont il regarde le monde, sa sensibilité toujours aux aguets. Et puis, comment ne pas aimer quelqu’un qui écrit « fleureter » ? Car, au-delà de tout, le message n’est-il pas le médium ?

Un journaliste peut varier dans ses opinions, son tempérament vibre toujours de la même manière.

On peut aussi interpréter les péripéties sentimentales de Rouart, passant d’une femme à une autre, comme une certaine forme d’immaturité sentimentale, l’œuvre d’un homme qui ne sait pas trop ce qu’il veut, qui se laisse soumettre par ses envies, ce qui pourrait agacer certains lecteurs.

Ces mots qu’il emprunte à Van Gogh – programmatiques, que j’ai reçus comme un coup de tonnerre dans mon ciel mental :

Je voudrais bien aussi approximativement savoir de quoi moi-même je suis peut-être la larve.

Une plume talentueuse est capable de redonner vie, de ressusciter les défunts ou de rendre tangible une époque révolue : celle de Jean-Marie Rouart est de celles-là. Soudain, on a face à soi tout une galerie de personnages fascinants, le mystérieux Philippe Tesson, le pétillant Jean d’Ormesson, Mitterrand, dernier président littéraire, ou le patron de presse charismatique, Robert Hersant. Il a cette façon bien à lui de mener ses portraits, en décrivant l’intéressé par mille détails, pour ne révéler son identité qu’à la tout fin. Un procédé que j’ai trouvé très stylé. À l’image de Phillippe Labro, Rouart peut également affirmer qu’il « connaît gens de toutes sortes ». Quelle vie passionnante ! Et c’est aussi l’admiration qui porte l’auteur, le fortifie, le réhausse – les modèles d’inspiration ne manquent pas !

C’est vers Napoléon qu’il fait revenir pour aérer sa vie.

L’auteur pourra en tous cas dire qu’il aura par ce texte mis le doigt sur une vérité de l’amour : il n’est désirable qu’échappant à notre étreinte. L’amour appartient à l’éther. N’est-il de véritable amour qu’impossible ? L’auteur se garde bien de nous donner une réponse définitive mais si l’on s’en tient à ses tribulations sensuelles et sentimentales, honnêteté est de reconnaître que le papillonnage ne semble pas la clé de l’épanouissement. Mais Rouart est un « drama king », il aime aussi les affres de la passion et la souffrance occasionnée par les fractures du myocarde.

Et puis bien sûr : il y a le plaisir. L’attente, l’impatience. Les arcanes du sexe, les abysses de l’alcôve. Mais est-ce assez pour contenter durablement le cœur ? Rien n’est moins sûr.

Il y a aussi Stella, lointaine étoile, la fugitive qui ne se laisse pas dompter, qui résiste au séducteur et par là même, le rend fou. Stella, « l’absente » dont le vide n’est jamais comblé. Sommes-nous voués à porter le deuil éternel de nos amours inachevées ? L’écriture est-elle alors le seul lieu où les retrouver ?

Personne ne connaissait l’existence de Stella. Il ne resterait aucune trace de cet amour. Cette idée parfois m’effrayait. Qu’un être ait pu remplir à ce point ma vie et s’effacer sans laisser aucun signe !

(oui, ce livre avait beaucoup de choses intimes à me dire)

« Bon dieu, mais qu’est-ce que tout cela signifie ? » s’interroge Rouart à la suite de ces auteurs qui usèrent de l’introspection pour tenter de percer les mystères de notre condition. Texte qui est aussi un large réflexion sur la création, sur la place de l’artiste dans la société, sur le succès, les honneurs et la popularité. Réflexion nourrie par les mots de Van Gogh sur cette dernierè :

Ce que j’estime la chose la moins enviable au monde, c’est une certaine forme de popularité.(…) Quant à l’estime générale, j’ai lu dans Renan il y a des années, quelque chose qui m’est toujours resté et que je croirais toujours : que celui qui veut réellement produire quelque chose de bon ou d’utile, ne doit pas compter sur l’approbation ou sur l’appréciation générale, même pas les désirer ; mais au contraire, ne rien attendre en fait d’aide et de sympathie que de très rares cœurs, et encore seulement peut-être.

Texte mélancolique et spirituel, romantique et brillant, découpé en trois parties (Sous la neige, Sous le soleil, La lumière de l’Italie) comme autant de saisons d’un cœur qui n’apprend pas grand chose de ses errements, mais qui nous touche justement car dans cette imperfection il nous ressemble.

Oeuvre d’un homme avant tout amoureux de l’amour et qui donne raison à Joyce dans « Ulysse » qui écrivait « Love loves to love love », ces 337 pages m’ont profondément remuée.

Combien de temps pouvait durer encore un amour dévoré par l’imagination, irréel à force d’absence ?

« Nous ne savons pas aimer » mais ce n’est pas faute d’essayer, de tenter de trouver un sens à ces « événements rares et secrets, ces révélations, ces apparitions, ces coïncidences, ces lumières inattendues » qui nous jettent « hors de notre voie assurée », pour reprendre les mots de Paul Valéry, disparu le 20 juillet 1945 soit il y a exactement 77 ans.

Aimer, pour pouvoir s’oublier et se perdre ?

Alors jamais égarement n’aura été plus désirable.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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