Paternoster (2023) – Julia Richard

Femmes, je vous haime

Quelle surprise que ce roman qui m’a été envoyé sans que je le demande et qui fut une véritable révélation !

J’ai été séduite tant par le scénario léché que par la plume de Julia Richard et sa capacité à accoucher de personnages d’une grande complexité, tout en entremêlant roman social, conte initiatique et fantastique avec une maestria peu commune.

Dana est une jeune femme d’origine algérienne, modestement élevée par sa mère et qui, après plusieurs déceptions amoureuses, rencontre Basil Paternoster, un jeune et blond avocat de bonne famille. Entre eux, c’est l’idylle immédiate et Basil décide, traditionnellement, de présenter sa famille à sa compagne. Ils vont passer 15 jours en juillet dans l’immense propriété isolée des Patenoster, lieu où se déroule la quasi totalité de l’histoire.

L’atmosphère est extrêmement bien décrite, on a le sentiment d’entrer dans un territoire à la fois hostile et chaleureux, et cette ambiguïté se poursuivra tout au long du récit, à la fois du point de vue du décor que des caractères. Les mises en garde de Basil concernant les bizarreries des siens n’ont rien pour rassurer sa compagne qui pourtant, par amour et peut-être aussi par soif d’ascension sociale plus ou moins consciente, va accepter ce séjour.

Dana rencontre alors ses beaux-parents, Célia et Homère, ainsi que le frère de Basil, l’étrange Théophile, gloire déchue de la pop que Dana admirait plus jeune. Le couple des parents est étonnant, évolue dans une sorte de gigantesque cabinet de curiosités dans lequel le temps semble s’être arrêté (et la question du temps est loin d’être secondaire puisqu’on se retrouve à un moment au « 32 juillet », que les montres là-bas sont bloquées sur 10h10…). Julia Richard décrit incroyablement les lieux et tous les éléments à la fois bizarres, beaux ou angoissants qui le peuplent. Les beaux-parents sont typiquement *borderline*, ni vraiment sympathiques ni vraiment désagréables mais avec des réactions surprenantes qui déroutent Dana et la contraignent à modifier ses habitudes (comme sa consommation d’alcool qui va évoluer au fil du récit : d’abstinente qui trempe à peine ses lèvres dans la bénédictine à gourmande amatrice de chardonnay).

Tout le livre parle de ces couleuvres que l’on accepte d’avaler à contrecœur dans l’espoir de sortir de son milieu initial, de tous ces efforts que l’on est capable de faire pour satisfaire aux exigences du monde auquel on aspire appartenir. En cela « Paternoster » est un livre infiniment bourdieusien, l’histoire d’une femme « transfuge de classe » qui va tenter de s’acclimater et de se faire adopter par un milieu qui n’est pas le sien et dont elle ne connaît pas les codes.

En parlant de codes – littéraires cette fois- la grande singularité de ce roman, c’est aussi son hybridation littéraire et son jeu sur les conventions de genre : ni tout à fait un roman social ou un pamphlet, ni totalement non plus un conte aux accents fantastiques, mais tout cela à la fois, et ambitieusement. Julia Richard joue, par petites touches impeccablement dosées, sur tous les tableaux, et c’est ce qui donne à ce roman son épaisseur, son originalité et sa puissance.

Dana va devoir passer par des formes de « bizutages » (que le lecteur, surtout amateur de thrillers, craint beaucoup, le suspense étant omniprésent), de passages initiatiques pour prouver à sa belle-famille qu’elle en est digne. Une famille qui se rengorge de ses traditions et autres héritages séculaires qu’il ne convient pas de dilapider ni de ne pas respecter. Dana devra donc s’y plier si elle veut conquérir sa place dans la lignée et que le relais soit dûment passé. (La question de la « place » qui nous renvoie aussi à Annie Ernaux à qui j’ai pensé en lisant ce roman)

« Paternoster » est un vrai film qui se déroule sous nos yeux et on rêverait de voir un Pascal Laugier ou un Gaspar Noé s’emparer de ce scénario si bien mené et inattendu. Les échos au 7ème art sont nombreux et j’ai tout de suite songé au film « Get out », ce jeune homme noir qui rencontre sa belle-famille wasp et à qui il va arriver bien des malheurs. Sans « divulgâcher » l’intrigue, je dirais toutefois que le roman ne suit pas finalement la pente horrifique que j’avais pressentie, mais la dépasse pour offrir une réflexion plus vaste, plus politique aussi, sur la féminité et les rouages des déterminismes de classe. Julia Richard traite par ce roman avec brio le sujet du couple, de la famille, des enjeux sociaux de tout appariement amoureux, des concessions faites à ses origines pour grimper les échelons et espérer une vie meilleure que ses parents. Le thème de l’union morganatique et de ses implications de part et d’autre est formidablement bien vu.

Dana est un personnage très complexe, ambivalent, volontiers paradoxal, capable de penser tout et son contraire, à la lumière renouvelée de ses objectifs de vie. Par exemple, elle va dans un premier temps détester l’immense canevas coloré du salon, qui la met mal à l’aise puis, suite à un épisode (que je qualifierais de « baptême païen » à l’étang) son regard va se transformer, comme si elle devenait une autre, qui percevait les choses autrement. C’est aussi cette question de la métamorphose du soi, d’absorption de la femme dans l’homme pour fonder le couple, qui est en jeu dans ce texte.

Je me suis énormément reconnue dans cette Dana à la fois effrayée mais combative, prête à mettre de l’eau dans son vin (dans une certaine mesure) mais parfois reprise par son orgueil, son amour-propre, dépassée par ce qu’elle découvre, démunie, désemparée, ne sachant plus quelle réaction adopter. Julia Richard campe une femme à la fois déterminée, amoureuse, parfois sceptique, douée d’une vie intérieure bouillonnante, qui ne s’en laisse pas conter et qui en même temps, aimerait « en être », quitte à accepter des choses inacceptables. Dana est « humaine, trop humaine » et nous ressemble dans les allées et venues de sa conscience hésitante, dans ses travers et ses imperfections aussi, dans ses éclats de colère comme dans ces instants où elle rend les armes. J’ai été très impressionnée par la profondeur psychologique de ce personnage, qui n’est jamais vraiment là où on l’attend.

Last but not least, l’objet-livre en lui-même est superbe, sa tranche violette, la beauté de l’illustration de couverture.. Le fond, comme la forme, sont impeccables ici et je salue les éditions de l’Homme sans nom pour ces très bons choix.

Pour résumer, « Paternoster » est un grand roman très singulier, à la croisée des genres, qui livre un scénario impeccablement huilé, à la fois malin et mystérieux, porté par une écriture brillante qui m’a époustouflée par son efficacité, son intelligence et sa clairvoyance des méandres de la psyché féminine.

Absolument excellent.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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