Son odeur après la pluie (2023) – Cédric Sapin-Defour

Royal Câlin

Ce chien me réapprend à lire le vivant autour, à écouter les musiques de la nature, ses amplitudes, ses respirations, à mesurer ses états, à déchiffrer ses codes. L’ai-je su un jour ? Si la vie m’a démontré que, pour connaître un paysage, rien n’est plus fidèle que l’éprouver par le corps, à la longue, humble et en toute saison, Ubac me dit autre chose encore, qu’il faut en être, faire corps et ne pas craindre qu’il nous traverse.

Dans le vol Nice-Paris, l’hôtesse me tend une serviette en papier pour m’éponger les yeux. Mon voisin m’interroge sur cette tristesse qui m’inonde, me gratifiant au passage d’une citation qui me fait sourire (« Les larmes sont à l’âme ce que le savon est au corps »). Je ne suis qu’à la préface mais déjà la machine lacrymale tourne à plein régime. Folle amoureuse des chiens, je me doutais que je n’allais pas pouvoir résister longtemps à ce texte. Vers la fin, de retour chez moi, je dois reposer le livre pour laisser éclater les pleurs tout leur saoul, je ne parviens plus à lire (« Je te touche, t’enlace, t’ébouriffe, tu es encore là. (…) Tu sens toi. ») Et, rien qu’à écrire ces lignes, à nouveau, je sens l’eau poindre sous les paupières.

Qui de la viande ou de l’âme fait un être ? Comparé au reste, au vaste, le corps c’est finalement peu de chose, mais il manquerait le mouvement et sans lui rien ne ressemble à la vie.

« C’est un beau roman, c’est une belle histoire » (et bien plus encore) que nous conte Cédric Sapin-Defour à travers l’aventure simple et extraordinaire qui le lia à son chien Ubac pendant 14 ans. Hasard ou rendez-vous, le narrateur, à la faveur d’une petite annonce locale dans un bar-tabac anonyme, adopte ce bouvier bernois parfaitement adapté à sa vie nomade dans les cimes. Nous allons suivre ces deux compères, depuis les tâtonnements incertains des débuts jusqu’aux nuits partagées et jusqu’au grand saut tant redouté devant lequel nous ne sommes plus qu’un paquet liquide effondré en position fœtale.

Entre la première rencontre et le dernier instant, c’est une vie qui se déploie et se déplie au fil des jours passés côte à côte à ne plus jamais se quitter. Ce sont des rencontres impromptues, la survenue d’une amoureuse comme une évidence, d’incalculables promenades par monts et par vaux, de la disponibilité à l’émerveillement, des solitudes qui fusionnent, deux chiens supplémentaires et plus d’une leçon de philosophie de vie déchirante.

La vie est donc assez simple, il nous suffit d’être ensemble, dehors et attentifs. Il n’y a pas boussole plus désirable.

Et puis, il y a le style, grandiose d’épure et de pudeur, de Cédric Sapin-Defour. Une plume qui m’a terriblement émue de son sobre lyrisme, cette manière de dire le sentiment avec une entière justesse, sans jamais sombrer dans le mièvre ou le sirupeux.

La quatrième de couverture nous promet « une histoire universelle » et ce n’est pas mentir : je mets au défi tout lecteur ayant aimé un chien de ne pas fondre devant ce récit si sincère, si beau et si vrai. Des pages qui brassent avec humilité et vitalité l’amour, la tendresse, la drôlerie, la mémoire, la solitude, le temps et la mort.

Intense ou durable, qui n’a jamais réfléchi en ces termes à la vie ?

Et le témoignage de se muer en traité existentiel, métaphysique : c’est l’un des « effets secondaires » de la vie aux côtés d’un canidé – il nous remet à notre juste place en élargissant l’expérience sensible, il nous met face à nos peurs, nos lâchetés mais aussi interroge notre humanité et notre courage. Par son silence qui n’en est pas un, par la qualité de son irremplaçable présence, le chien nous pousse à l’introspection autant qu’à embrasser l’extérieur, les autres – la vie et sa course folle à laquelle il prend part si gaiement, tout à la gloire des instants.

Il semblerait qu’il n’y ait pas de droit durable au bonheur sans s’acquitter de quelques rançons.

Je savais déjà, d’expérience, ce que développe Cédric dans ce texte, j’ai eu plusieurs chiens dans ma vie et l’un d’eux partage encore mes jours actuellement. Mais la grâce du choix et de l’agencement des mots de l’auteur, son sens affûté de la formule qui touche au cœur sans affèterie aucune : voilà qui m’a bouleversée et que j’ai énormément admiré.

Qu’est-ce que l’amour si ce n’est ne plus être seul ?

C’est un traité de philosophie, de contemplation, de sobriété heureuse et d’amour aussi, que nous offre Cédric Sapin-Defour et le public ne s’y est pas trompé qui place ce texte en tête des ventes depuis sa sortie. Les « valeurs » (ou plutôt les forces) qu’il transmet ne sont pas « bankable » mais elles sont celles qui résonnent en l’Homme de tout temps, qui le nourrissent, l’élèvent et le font meilleur. Dans ses errances sans but en montagne avec son indéfectible Ubac, dans ces attentives flâneries sans parole, l’auteur nous dit quelque chose des besoins fondamentaux et primordiaux de l’humain : la nature, l’isolement, le silence, la présence animale.

Que de cette vie, l’un des sels est l’incertitude.

Dans notre monde cadré où rien n’est laissé au hasard, où les individus sont priés de penser plan de carrière, crédits sur 25 ans, prochaines vacances, consommation et anticipation, l’auteur de « Son odeur après la pluie » (quel titre !) répond par : improvisation, instant présent, intuition, hédonisme, oisiveté choisie, confiance, sacré, sensorialité. Le chien nous ramène à l’essentiel, fait le ménage dans notre vie (tout en salissant l’espace, paradoxalement !), nous montre ce qui compte vraiment : que le jour se lève, que nous soyions vivants et que la promenade se profile.

Qui mieux que le silence lie les âmes ?

Quiconque a déjà longuement regardé un chien dans les yeux sait qu’ils ont une âme qui parle à la nôtre dans un langage que nous ne saisissons plus. Se dessine avec ce texte une forme de sacré païen, qui fait d’Ubac une forme de roi chien de la forêt qui remet l’existence d’équerre et ouvre le champ des possibles.
Un texte qui donne envie de tout plaquer pour s’installer en montagne avec une meute de (plus ou moins) gros nounours qui rendent la vue, aiguisent la conscience et fluidifient l’être.

Un chien ne s’encombre pas d’augurer. (…) il ne dévoue aucune seconde de sa vie à tenter de réduire l’incertitude (…) Il n’attend rien et cela semble bigrement efficace pour qu’il advienne beaucoup. (…) Une couche de hardiesse, voilà ce que le chien a de plus à son péricarde, une anomalie du cœur et qui luit jusqu’à moi. Car lorsqu’on croit en un être qui croit à ce point en vous, lorsqu’une vie si estimable semble vous estimer, alors on glane, ébahi, de précieux motifs pour s’envisager comme quelqu’un d’à peu près valable.

Je n’ai eu de cesse de souligner, dessiner des cœurs dans la marge, corner des pages et des pages, m’enthousiasmer pour les remarquables trouvailles de Cédric Sapin-Defour, il me sera donc difficile d’isoler telle ou telle fulgurance, car tout est à thésauriser. Certaines vérités sont énoncées avec une telle clarté qu’on en est presque aveuglé (« nos regards se croisent et chacun est triste de la tristesse de l’autre »). Les inventaires et les anaphores de la fin sont à pleurer de ravissement. Et les questions posées sont celles de toute personne confrontée au deuil d’un être adoré :

Nos journées n’étaient que ça, un égayant protocole pointillé d’imprévus. Comment font les gens pour garnir ces minutes d’un nouveau matériau ? C’est ainsi quelle récure, l’absence, loin des songes lyriques sur l’amour et la mort mais une croûte de gruyère à la main, anéanti de ne savoir qu’en faire. Sais-tu, d’instants en instants, cette place que tu prenais dans chacun de mes jours ? Être ensemble heureux occupait tout mon temps, que vais-je faire de cette masse confisquée ? Nous le savions, c’était écrit, à contaminer infiniment nos existences, le gouffre serait sans fond, mais que fallait-il faire, nous retenir?

C’est le cœur serré que je referme ce livre, cette leçon de sagesse qui m’a agrandi l’âme de la plus poignante des façons. Pas près d’oublier Ubac dont le merveilleux linceul littéraire tissé par son maître en fait désormais une immortelle légende, gravée jusque dans les mémoires de ceux qui ne l’ont pas connu.

Magnifique, de la première à la dernière page.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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