Une femme en contre-jour (2019) – Gaëlle Josse

Splendeurs et misères de Vivian « M’Eye-Her »

Quasiment 10 ans jour pour jour après la disparition de la nounou photographe Vivian Maier, voilà qu’il m’est donné de découvrir sa vie, par le gracieux truchement de la voix déliée de Gaëlle Josse.

Elle n’est pas une nourrice qui prend des photos pour se distraire, mais une artiste qui se contente d’un travail alimentaire. Question de focale. De point de vue.

Dès les premières pages, on ne peut qu’être saisi par l’élégance, la sensibilité et la pudeur de neige du style de cet auteur dont j’avais déjà adoré le livre précédent, Une longue impatience. Il semblerait que cette romancière ait une prédilection pour les portraits de femmes, mais de celles dont le territoire est l’ombre, le silence, une certaine sauvagerie, un esseulement.

Quand l’écrivain devient la voix de ceux qui n’ont pas osé porter la leur, par peur du jugement, de l’échec, par complexe de classe. Ou tout simplement car : comment s’aimer et croire en soi quand la vie ne vous a rien donné ? Gaëlle Josse brosse à traits délicats et déchirants l’histoire familiale et personnelle de Vivian Maier, décédée dans le plus grand anonymat et la plus profonde solitude le 26 avril 2009.

Nous découvrons cette famille aux attaches alpines qui s’exile aux États-Unis, terre de tous les espoirs d’alors. Et comme la vie est faite de rencontres, la mère de Vivian, Maria Jaussaud, tombe sur Charles Maier qui lui donnera deux enfants et bien des déboires. La vie de cette famille ne sera que difficultés, drames, allers et retours entre la France et l’Amérique, tentatives d’enracinement avortées, trahisons, violences et problèmes matériels. Il y a aussi cet élément troublant chez plusieurs membres de la famille : une identité flottante et fluctuante.

L’orthographe du nom même – Maier – n’en finit par de bouger selon qui la rapporte. Maria changera de nom, Charles sera Carl ou Karl. Le fait que plusieurs personnages portent le même prénom en dit long sur le poids de l’héritage familial, la reproductivité des schémas et sur le caractère finalement assez anonyme de cette famille qui pourrait être chacun de nous… Mais Vivian Maier, seule contre tous, libre et déterminée, va tracer son petit bonhomme de chemin, bon an mal an. Elle devient nurse chez de riches familles et balade les enfants, appareil photo au cou, peaufinant peu à peu son art – son oeuvre aujourd’hui placée aux côtés de Doisneau, Arbus ou Ronis – et cela, Vivian ne l’aura jamais su. Son credo, son obsession ?

Sauver du néant, de l’oubli, le visage des exclus, des marginaux, des êtres usés, brisés, dans lesquels elle retrouvait peut-être, chaque jour un peu plus, le reflet de sa propre histoire et les traits de son visage ?

Son objectif donne chair, offre une existence. L’oeil de Vivian fixe, reconnaît – immortalise. Tout le livre repose sur cette question du regard et de l’image, celle que l’on renvoie, celle que l’on garde, la lumière qui descend sur elle, la frontière entre un regard et un autre, et ce que chacun apporte à l’autre. Vivian Maier, qui aura passé une vie solitaire, recluse, si mystérieuse, fuyant les hommes, comptant sur les doigts de la main les gens qu’elle aime, sans cesse abandonnée par ceux qui lui sont chers, aura tenu à rendre aux invisibles un peu d’épaisseur sensible sur pellicule.

Et puis il y a ce regard de Gaëlle Josse sur elle, la question de la distance, de la focale empruntée par l’auteur pour parler d’une autre vie que la sienne : que met-on de soi quand on parle d’un autre ? Quel parti prendre ? Ici, Gaëlle ne se dépare jamais de son empathie, de sa compassion pour ce destin tragique et hors normes. Elle explique d’ailleurs sa rencontre progressive avec Vivian Maier, le pourquoi de son envie de la raconter, dans quelques pages finales magnifiques, très éclairantes sur la manière dont elle envisage l’écriture et qui m’ont profondément émue.

Gaëlle Josse a abattu un travail documentaire conséquent pour tenter de brosser le tableau de cette vie tissée d’ombre et de secrets et que personne n’aura su véritablement comprendre. L’auteur doit bien confesser qu’elle ne peut parfois qu’émettre des hypothèses pour expliquer telle ou telle décision de Vivian. Sa vérité finale lui appartiendra toujours. Toutefois, elle a livré une somptueuse vérité par ses clichés – découverts par hasard par un homme après sa mort, dans des cartons payés 400$ (situation hautement romanesque !) – et n’en finit pas d’intriguer par son génie de l’image, la qualité de son regard, les thèmes qu’elle aborde et sa vie d’ermite, de pionnière, de femme libre, complexe et courageuse qui n’hésita pas à aller de par le monde, voyageuse à bagages multiples, Vivian qui ne jetait rien, qui gardait tout, comme par peur d’être nue, Vivian qui se protège comme elle peut, Vivian qui conserve et serre contre elle ce qu’elle possède, elle que personne n’aura voulu garder ni même vraiment connaître.

Elle ignorait, Vivian Maier, qu’une décennie après son départ, Gaëlle Josse la rendrait à la lumière qu’elle mérite, qu’elle ressusciterait elle et les siens et que soudain, des lecteurs découvriraient son fascinant parcours.

La révéler, au sens photographique du terme. Naissance et résurrection d’une artiste de génie. Naissance d’une énigme.

La gloire posthume, comme tant d’autres immense artistes avant elle.  Puisse-t-elle nous lire d’où elle se trouve ! Quel poignant hommage que ce livre plein de tendresse, d’admiration, d’un lyrisme humble et bouleversant.

Telle la réécriture d’un réel insatisfaisant, qu’un mot suffirait à réparer et à rendre présentable.

Mais, bien au-delà de cette destinée particulière fascinante, c’est à une insondable réflexion sur le destin, les choix, les actes manqués, la filiation et la liberté que nous invite l’auteur des Heures silencieuses. De quoi, de qui sommes-nous les héritiers ? Que nous lègue notre enfance ? A quelle figure d’amour se vouer pour grandir ? Comment trouver le courage de continuer à vivre ? En quoi une passion est-elle indispensable à l’existence ? Qui saura notre vérité profonde ? Les versions tant varient..

Gaëlle Josse nous montre que les avis recueillis sur Vivian sont très contradictoires. Elle est tout à tour ange ou démon : qui a tort, qui a raison ? Sans doute un peu tout le monde et Gaëlle Josse a l’élégance de laisser ouverts tous les horizons.

Peut-être sommes-nous tous condamnés, dans le regard de l’autre, à être, selon le mot pirandellien, un, personne et cent mille.

Avec ses courts paragraphes aérés sur ces douces pages crème signées Notabilia, ses chapitres superbement intitulés suivant la chronologie de la vie, Gaëlle Josse nous offre un cadeau extraordinaire : celui de partir à la rencontre d’une vie exceptionnelle qui n’aura jamais su à quel point elle l’était. C’est sans doute aussi là que réside la puissance de la littérature, en sa capacité à faire renaître des cendres des vies dont nous n’aurions rien su autrement. Gaëlle Josse excelle une nouvelle fois dans ce portrait de femme, que nous pourrions d’ailleurs mettre au pluriel puisque ces pages rendent aussi grâces à celles qui ont compté pour Vivian, à une époque où rien n’était facile pour elles. Vivian descend d’une lignée de femmes fortes et tenaces et elle n’aura pas trahi l’intensité de ses aïeules. Avec quels talents innés venons-nous au monde et comment porter au mieux ses dons uniques et singuliers ? Vivian n’aura pas su répondre elle-même – heureusement d’autres, inconnus et pourtant si proches d’elle comme Gaëlle, l’auront fait à sa place et avec quel talent.. Merveille absolue.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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