Une page d’amour (1879) – Émile Zola

La maladie d’amour

Même si j’ai aimé ce roman de Zola, je ne l’ai pas autant admiré que le somptueux « Le Rêve » que j’avais quitté véritablement éblouie. Sans doute à cause de la pesanteur tragique de ce texte qui nous narre, malgré son titre trompeur, l’agonie d’une enfant de 11 ans, ravagée par la maladie et par la jalousie devant l’attachement de sa mère veuve pour un médecin marié.

À Paris, Hélène, jeune veuve à la beauté remarquable, mène une vie morne et chiche entre sa bonne Rosalie et sa fille Jeanne, à la santé plus que chancelante.
La scène d’ouverture donne la tonalité dramatique de l’ensemble : une enfant qui convulse sous les regards impuissants d’un médecin et de sa mère.

« Quand il vous touche, on croirait des mains de velours »

C’est d’ailleurs à cause (ou grâce à ?) l’état préoccupant de la petite qu’Hélène fait la rencontre du Dr Henri Deberle, un sensible médecin qui réussira, durant une nuit épique et dantesque, l’impossible. Entre eux se noue une relation d’une effarante délicatesse, où tout n’est que regards et effleurements, intense estime et désir contenu. Hélène incarne l’innocence et la vertu (sa bonté est souvent soulignée par ses interlocuteurs, on la compare souvent à un ange) ; elle est celle qui « avait vécu plus de trente années dans une dignité et une fermeté absolues »,  elle personnalise le courage et la droiture sur lesquels fondent les malheurs, une forme de « fatum » antique.

« Pendant un instant, leurs yeux se rencontrèrent et semblèrent lire au fond de leurs âmes. »

Sauvée par la compétence d’Henri, Jeanne se prend d’un attachement brutal à ce dernier, elle veut le voir auprès d’elle et de sa mère à toute heure, tous deux dévoués et dédiés exclusivement à son chevet. Pourtant, elle tombe bien vite dans un ressentiment et une jalousie féroces lorsqu’elle comprend ce qui se noue entre les deux adultes dont elle va malmener l’abnégation.

Henri est quant à lui marié à la pétulante Juliette, qui se prend d’amitié pour Hélène (et vice versa) qu’elle convie chez eux à tout bout de champ, ne soupçonnant rien (elle-même étant possiblement infidèle). Le lecteur assiste donc au tiraillement d’Hélène, prise dans le classique étau « raison-passion », et cherchant à repousser sans y croire les assauts amoureux d’Henri. Assauts dont le lecteur de 2023 jugera du caractère « violent » : respirer ses cheveux, lui attraper les poignets, lui baiser les mains et lui répéter de pièce en pièce, en plein bal, comme il l’aime et comme elle le rend fou. Zola décrit à merveille la croissance de l’attachement, les strates de l’émotion grandissante le vacillement sentimental qui naît de la collision des regards épris, puis la peur, la jalousie, l’espoir fou, l’abattement : il n’oublie aucun instant de l’éclosion et de la floraison de l’amour, qu’il dit avec une grâce ineffable.

« Aimer, aimer, tout la ramenait à la caresse ce mot. »

La prude Hélène, pourtant rétive au départ et se faisant violence, finira par se laisser gagner par ce désir exalté et par céder, lors d’une journée haute en émotion (filature de Juliette, envoi d’une lettre anonyme à Henri puis revirement…) durant laquelle sa fille Jeanne franchira les dernières étapes du désespoir, se croyant abandonnée. Journée d’orage et de pluie intense, comme si la météo se faisait l’écho du tumulte intérieur des personnages et du cataclysme de s’être donné l’un à l’autre. Hélène se laisse alors prendre par une « adoration muette », se rue à l’église pour tenter d’exorciser son mal, et rencontre un prêtre qui n’est pas dupe et lui confie que ce sont des hommes que les femmes viennent pleurer entre ces murs. Hélène se découvre soudain comme étrangère à elle-même.

« – Je pleure sans raison, parce que j’étouffe, parce que mes larmes jaillissent d’elles-mêmes.. (…)
Sa voix s’éteignit. Alors le prêtre laissa tomber lentement cette parole :
– Vous aimez, ma fille.
Elle tressaillit, elle n’osa protester. Le silence recommença. Dans la mer de ténèbres qui dormait devant eux, une étincelle avait lui. C’étaient à leurs pieds, quelque part dans l’abîme, à un endroit qu’ils n’auraient pu préciser. Et, une à une, d’autres étincelles parurent. Elles naissaient dans la nuit avec un brusque sursaut, tout d’un coup, et restaient fixe, scintillantes comme des étoiles. Il semblait que ce fût un nouveau lever d’astres, à la surface d’un lac sombre.

D’autres personnages gravitent autour de ce douloureux tableau d’où ne sourd guère de joie bien durable, malgré une fin plutôt douce. Hélène a deux amis très chers, un abbé et l’adorable M. Rambaud, amoureux éperdu de la jeune femme, qui s’est juré de l’attendre le temps qu’il faudrait. On le retrouve d’ailleurs à la tout fin, qui rappelle l’adage : « Tout vient à point à qui sait attendre ».

Zola fait avec ce texte œuvre documentaire : on pourra admirer (même si elles sont parfois un peu ennuyeuses) ses descriptions du Paris d’alors, « l’océan des toitures » et le regard qu’il porte sur le quartier du Trocadéro, par exemple. L’auteur a manifestement eu envie également de témoigner des conditions terribles dans lesquelles on vivait et qui voyaient de jeunes êtres mourir faute de soins adéquats. In fine, « Une page d’amour » nous fait assister au combat sans merci et éternel entre Éros et Thanatos, entre la ferveur de l’élan vital et les ténèbres de la Grande faucheuse…
On notera aussi de surprenants passages d’échanges géopolitiques houleux sur la France, la Turquie et la Russie : Pauline, la sœur de Juliette, souligne l’importance de l’amitié franco-russe, alors que l’autre se place dans la défense de la Turquie.

Un roman tragique et poignant, qui tourne autour d’un drame d’amour et d’un drame de mort et dont la plume et les images m’ont souvent rappelé Maupassant, pour mon plus grand bonheur !

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  1. C’est le seul roman de ceux que j’ai lus dans lequel Zola traite vraiment d’amour. Il n’y a pas que la liaison entre la veuve et le médecin. Il y a le médecin et son épouse. Il y a une jeune fille et ses soupirants. Il y a la femme du médecin et le dandy. Il y a d’autres liaisons réelles ou avortées qui donnent de l’amour et de ses dangers un panorama scientifique. Je trouve que Zola a ici un regard scientifique sur l’amour tout à fait exceptionnel.
    On ne retrouve peut-être ça que chez Richardson, avec Clarisse Harlowe, Pamela. Ou chez son traducteur l’Abbé Prévost…

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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